Catégorie dans 04-Mai 1968

Mai 1968 : 21 – Mai 2008 : Cessons d’être des veaux

[Mai 1968: commencer au début]

Voici terminé le mois de mai. Et avec lui se terminent aussi tous les évènements commémoratifs de mai 68. Curieusement, je n’ai pas souvenance que 1988 ou 1998 furent autant célèbratifs ! J’espère être encore en vie en 2018, pour le cinquantenaire. Alors là, on fera une grande fête, nous les vieux survivants. Et puis en 2048, il y aura peut-être encore un ou deux centenaires qui auront vraiment participé en criant « CRS SS » ou en lançant un pavé, ne serait-ce qu’un petit.

Je voudrais un instant m’attarder sur tout ce que j’ai lu, dans la presse, ou entendu, à la radio. Tous ces témoignages d’hommes (et pas de femmes – bizarre), celèbres ou non, jeunes ou moins jeunes.

Et ce qui reste, ce ne sont pas les cris de « CRS SS », ni les pavés. Ce qui reste, c’est d’abord l’analyse unanime d’une société sclérosée qui ne se sentait pas évoluer, comme, par exemple, aux Pays-Bas. La référence aux autres manifestations est pourtant quasi absente, comme elle le fut pour moi : la force de ce que nous avions vécu a masqué nos souvenirs. Sauf Prague, peut-être, parce que là, c’était vraiment du « dur ».

Et ce qui reste ensuite, et c’est le souvenir dominant, et c’est ce qui est merveilleux, c’est le souvenir d’une société fraternelle. Tout le monde se souvient qu’on parlait avec tout le monde, qu’on échangeait idées et points de vue avec tolérance et créativité. Tous ceux qui habitaient de façon un peu éloignée des centres des villes se souviennent que l’auto-stop marchait très bien. On ne peut donc pas nier que cette apparence libertaire correspondait à un certain besoin chez un grande partie des citoyens, et pas seulement les jeunes.

Je ne peux, alors que m’interroger. Pourquoi cet « esprit de mai » a-t-il été éteint ? Sans vouloir en faire un mode dominant de fonctionnement social, il aurait pu rester quelque chose de cette humanité. Pourquoi cela a-t-il totalement disparu ? Il me revient la constatation que j’avais faite en août-septembre 1970, alors que j’avais été appelé au service militaire. Les deux mois de « classes » ont été deux mois d’une semblable solidarité. Parce que nous avions, car nous étions tous sursitaires et soixante-huitards, à nous adapter à ce que nous avions identifié comme un adversaire commun qui nous faisait faire des choses stupides et vexatoires. Et ceci disparût dès lors que nous nous trouvâmes dispersés dans des « emplois » adaptés à notre niveau de formation. Et, ce relatif confort, nous rendit complices.

Pour grandir socialement, l’homme a besoin d’adversité. Notre société, sécuritaire, d’état providence, ne fait que cultiver la facilité de l’égoïsme. Nous avons besoin de luttes. Pas forcément de guerre, heureusement. De luttes politiques ou de luttes syndicales.

Français, cessez d’être des veaux. Prenez solidairement votre destin en main.

veau.1212446021.jpg

[Suite ]

Mai 1968 : 20 – L’esprit de mai

[Mai 1968: commencer au début]

Les évènements de mai 1968 ont laissé des souvenirs qui disparaîtront avec les témoins et des traces dans la société qui persistent et persisteront. Les souvenirs des témoins et participants ne sont évidemment pas tous les mêmes. Par exemple, pour mon compte, je tiens que la jonction avec les ouvriers ne fut pas. Ou peu. Ou de façade. On sait que les étudiants qui s’y sont rendus n’ont pas toujours été bien reçus dans les usines. Et c’était bien normal. Que pouvaient bien savoir ces oisifs, ces enfants de privilègiés, de la vérité du monde du travail ? Et pourtant la démarche de ceux qui se sont rendus à Billancourt n’était pas exempte d’une certaine générosité. Elle était aussi le fruit d’un bouleversement de la conscience de classe. Ces jeunes intellectuels, en d’autres temps, n’auraient peut-être pas eu tant à faire de la classe ouvrière. En cherchant un rapprochement, ils tentaient de franchir les limites de la classe des bourgeois dont ils étaient issus. Sans doute part d’une crise d’adolescence. Mais aussi, comme je l’ai indiqué, l’effet de la contemplation du monde: guerres est-ouest par peuples interposés, guerres de décolonisation, guerre d’Algérie. Nous avions un fort sentiment d’être manipulés par des forces amorales et presque dictatoriales.

L’esprit de mai, c’est d’abord ce refus de la force lourde et sourde.

Ce refus s’est cristallisé sur une question d’entrée dans une résidence universitaire sur fond de répression sexuelle. Mais il était bien plus étendu. Il est probable que nous, les jeunes, étions moins habitués ou moins tolérants à toutes les formes d’opression que ne l’étaient les ouvriers, probablement fatalistes et sans espoir véritable de changement significatif de leur condition. Cette pression sociale a constitué le terrain sur lequel des acteurs un peu plus politisés ou organisés n’ont pas eu de mal à mobiliser un grand nombre sans vraiment avoir imaginé que c’était possible.

On dit que l’esprit de mai est la contestation. Et la contestation systématique de l’ordre établi. C’est à la fois vrai et faux. C’est constestation évidemment. Mais il faut l’entendre au sens de la dialectique du philosophe qui doute systématiquement de ce qui est asséné sans être universellement justifié. Par exemple, il n’est pas justifié d’affirmer qu’une entreprise a nécessairement besoin d’un patron ayant tous les pouvoirs puisqu’il existe d’autres modèles d’organisation d’entreprise. Il y a et il y a eu, naturellement, des excès et des excessifs du rejet. C’est inhérent à la nature. Mais il n’est pas légitime de nous condamner simplement parce que nous passons toute chose au crible de notre esprit critique. J’ai écrit sur ce blog un billet que j’ai intitulé « Eloge de la dialectique « . L’esprit de mai, c’est fondamentalement cela: la dialectique.

Naturellement cela a heurté les tenants de l’ordre quand nous avons, dans notre univers étudiant, contesté le pouvoir mandarinal des professeurs titulaires de leurs chaires. Dans leur position sociale, ils se présentaient un peu comme des descendants de la scholastique et d’Aristote, même s’ils enseignaient une philosophie bien dubitative. Leur conseil à la Faculté des Lettres, avait été décrit dans un tract gauchiste par cette formule pleine d’humour: « des fantoches qui font des pantalonnades ». Et pourtant l’enseignement universitaire a fondamentalement changé à partir de 1968. Et nombre de ces changements qui faisaient partie de nos revendications, sont devenus aujourdhui modèles évidents et monnaie courante: travail en petits groupes, contrôle « continu » des connaissances, etc.. La structure même de l’Université a changé: elle était déjà collégiale, mais se limitait au collège des professeurs. Avec la loi Edgar Faure, sont entrés dans les conseils de gestion toutes les catégories de personnel et les étudiants. Ceci dure depuis 40 ans. Et même si la loi Pécresse veut augmenter les pouvoirs du Président de l’Université, sa légitimité démocratique par l’élection n’a pas été remise en cause.

Hors de l’Université, le changement social le plus spectaculaire a été et est encore la libération de la sexualité. Je ne dirai rien des « expériences » hippies ou autres. Elles sont marginales. Simplement sont venues logiquement les lois sur la contraception et sur l’avortement. Et nous avons pu, pendant quelques années, selon l’expression consacrée, « jouir sans contrainte »1 (je m’amuse fort d’un Sarkozy qui a parlé d’exterminer l’esprit de mai 68 et qui expose publiquement sa vie et qui me semble bien parti pour aimer jouir sans contrainte). Et la situation sociale de la femme a commencé à changer. Pas sans mal, tant les habitudes étaient ce qu’elles étaient. Je mes souviens m’être senti mal à l’aise, en 1969, en conduisant un landau dans lequel se trouvait mon fils, pour nous rendre chez sa nourrice. J’avais crainte qu’on se retourne sur mon passage tant le spectacle d’un homme poussant un landau me paraissait incongru en relation avec mon statut supposé de mâle. Aujourd’hui, ces craintes font rire !

L’esprit de mai porte aussi en lui une part de morale sociale. Même s’il est athée, il ne rejette pas l’idée de s’aimer, un peu, les uns les autres. C’est la déclinaison de ce principe dans les rapports quotidiens qui a donné tant de chaleur aux rencontres qu’on a pu faire, notammment dans la deuxième quinzaine de mai. Et ce qui est très fort, c’est que n’avons pas eu beaucoup d’efforts à faire pour nous sourire et nous parler dans la rue. C’était simple et naturel comme pour des randonneurs qui se croisent en montagne. Cela a été rangé très vite. Mais c’est trerrible. Aujourd’hui un type assez jeune m’agresse dans le RER parce que je serre le troupeau pour que d’autres personnes puissent encore monter. J’avais déjà connu cela il y a quelques semaines. En 68, nous en aurions ri et nous aurions invectivé le pouvoir. Le retour de la compétition sociale qui ne fut pas loin à venir après les évènements a vite détruit tout cela. De mon point de vue, c’est ce qui a existé de plus beau et de plus grand pendant les évènements: ces valeurs d’accueil d’autrui et de tolérance parce que toute compétition sociale avait disparu au profit de valeurs de solidarité. Même les groupuscules ne s’invectivaient plus beaucoup. Evidemment, il n’est pas certain que nous aurions été aussi tolérants avec les fascistes. Notre angélisme n’allait pas jusqu’à l’histoire de la joue droite et de la joue gauche. Mais on ne les voyait pas. Ou, au moins, pas des lieux que je fréquentais.

Enfin, l’esprit de mai, c’est l’indépendance d’esprit vis à vis des structures caporalisatrices qui fondent leur pouvoir sur le peuple comme le sont les syndicats et les partis. Ce n’est pas le rejet. Tout n’est pas mauvais. Mais c’est une terrible méfiance dont il est quotidiennement visible qu’elle est méritée. Toute forme de pouvoir est suspecte et dangereuse. Toute compétition sociale l’est autant. C’est dire combien il y a loin entre l’esprit de mai 1968 et la réalité de la France d’aujourdhui.

[Suite ]

———————————

1- Je dis « pendant quelques années » parce que cette dramatique arrivée du SIDA a tout flanqué en l’air. A partir du moment où l’on pratiquait une bonne contraception, faire l’amour ne dépendait que du désir de chaque partenaire. Certes, il y avait toutes ces maladies, syphilis, blennorragie, herpès. Mais on savait les soigner convenablement. Et de toute façon, ce n »était pas léthal. Aujourd’hui, tout partenaire est un suspect qui peut vous conduire à la mort. Et il ne suffit pas de se protéger de l’insémination, comme nous avions à le faire, puisque c’est beaucoup compliqué par le fait que d’autres sécrétions peuvent aussi être contaminantes.

Mai 1968 : 19 – Les examens, la rentrée et mon entrée

[Mai 1968: commencer au début]

Je ne dirai rien du mois de juillet 1968. Sinon pour dire que, après les résultats épouvantables des législatives, ce fut la démobilisation. Progressive, mais démobilisation tout de même. Et comme il ne se passait plus rien, chacun prit ses vacances, comme d’habitude. On m’a dit que j’aurais dû en rougir. Mais Paris n’était pas Prague. Et à partir du moment où les travailleurs étaient retournés au boulot pour gagner plus, je me demande bien ce que nous aurions dû faire.

Les vacances passées, nous revînmes. Il faut savoir que l’Université avait un rythme à elle, notamment en Lettres et Sciences Humaines. D’ordinaire, la rentrée avait lieu début novembre 1.

Naturellement, en septembre et octobre 1968, il ne fût guère possible de se livrer à des travaux de recherche ou d’écriture. Deux tâches nous attendaient: l’organisation des examens, mais aussi un profond remaniement de la structure des études pour tenir compte de certaines aspirations légitimes des étudiants. Les moyens avaient été débloqués pour qu’on passe d’une proportion d’enseignements en grands groupes de 80% à une proportion de 40% au bénéfice de la mise en place de travaux dirigés ou pratiques plus nombreux.

Je ne sais pas comment nous avons fait. Mais en décembre, nous étions en mesure de procéder aux inscriptions, examens effectués et réforme construite, y compris en réglant la question des locaux qui devenait critique en raison du grand nombre de groupe de travaux dirigés. Tout ceci fut fait en partenariat avec des étudiants qui, pour certains, ne représentaient qu’eux-mêmes, alors que d’autres étaient mandatés par leur organisation syndicale. Dans ma discipline, il y eut un énorme travail de refonte pour parvenir à ce qu’on nomme une « maquette » qui n’était certainement pas démagogique. Simplement nous avions pris en compte la forte demande de travaux en petits groupes pour faciliter les échanges entre enseignants et étudiants, permettre davantage le travail personnel encadré et offrir une dose un peu plus forte de psychologie appliquée et donc un peu moins théorique.

exam.1207776219.jpgIl y eût aussi les examens. Il est vrai qu’ils furent un peu… expéditifs. Je crois me souvenir qu’il y eût une interrogation orale par matière. Chacun d’entre nous s’y mit. J’avoue que je n’étais pas toujours bien armé pour juger. Je fis au mieux sans avoir à donner forcément la moyenne à tout le monde. Puis il y eût, pour la deuxième année de psychologie où j’avais enseigné et interrogé, un fabuleux grand jury public qui dura des heures et des heures. Les enseignants firent preuve d’une grande patience. Les étudiants qui s’y trouvaient furent très convenables: pas de pressions trop fortes, pas de menaces, pas de violence. Simplement, en raison de l’artisanat des convocations, nous n’étions pas certains que les étudiants aient été complètement informés. Alors, tout simplement, quand il se trouvait qu’il manquât à un étudiant bien placé, une note ou deux pour des raisons inexplicables, il se trouvait toujours un membre du jury pour retrouver la note dans l’apparente complication de ses papiers. Certains reçus ont dû avoir de bonnes surprises. Aucun n’a réclamé.

Mais, paradoxalement, je n’ai jamais entendu dire que les étudiants reçus en 1968 se soient montrés plus bêtes que les autres dans la vie active. Ce qui, au passage, doit inciter les enseignants et correcteurs que nous sommes à une relative humilité.

Je n’étais pas encore nommé assistant. Je participai à tous ces travaux parce que j’y trouvai un grand intérêt. Au bout de quelques semaines, lorsque vint le moment de recruter de nouveaux enseignants, il s’est trouvé que j’étais là et que j’étais actif. On me suggéra de faire acte de candidature. J’eus naturellement quelques soutiens solides. Je fus choisi, avec d’autres qui avaient de semblables mérites, par le collège des professeurs.

st-jacques.1207777510.JPGecoles.1207777695.JPG

Pour mon compte personnel, l’une des heureuses conséquences des évènements de mai fût donc ma nomination comme Assistant avec un salaire de début de 1300 francs (soit 200 euros) par mois. Voici maintenant 40 ans que je suis à l’Université et je suis persuadé que mes collègues honnêtes pensent que ce ne fût pas un mauvais choix. J’ai d’ailleurs la même opinion pour les 4 ou 5 autres qui entrèrent en même temps dans notre section.

L’entrée de mon laboratoire dans la Sorbonne se trouvait au 46, rue St Jacques, juste là où j’avais assisté à l’édification d’une barricade, le 24 mai.

——————————–

1- En passant, je vais tout de suite faire litière des commentaires que je sens venir. Le travail des universitaires ne consiste pas seulement à donner des cours. Ils sont aussi chercheurs, disons à mi-temps, avec plus ou moins de bonheur, il est vrai. Mais c’est le lot de la recherche de n’être pas forcément productive… Au cours de l’année universitaire, ils effectuent des expériences ou des investigations diverses selon leur spécialité. Mais ils doivent aussi rédiger des articles scientifiques ou des livres. Ils doivent aussi remanier, ne serait-ce qu’un peu, leurs cours pour rester d’actualité. Avec nombre de collègues, j’ai toujours apprécié les mois de septembre et d’octobre pour effectuer ces tâches avec une bonne tranquillité d’esprit.
[Suite]

Mai 1968 : 18 – L’esprit de mai 1968 a soufflé sur le parcours de la flamme à Paris

[Mai 1968: commencer au début]

Je voulais consacrer une note à l’esprit de Mai 1968 qui ne se résume certainement pas à quelques slogans comme « il est interdit d’interdire ». Ce qui fait le côté singulier de cet esprit, c’est qu’il concerne tout ce qui naît et prend corps dans l’esprit du peuple, souvent à cause d’une indignation. Alors surviennent des actes, des mouvements, des manifestations qui naissent assez spontanément, même si, peu à peu, ils trouvent une certaine forme d’organisation. Les structures politiques ou syndicales peuvent s’y associer. Mais elles n’en sont pas le moteur. Le moteur, c’est le peuple

Un exemple en est donné aujourd’hui, 7 avril 2008, par les évènements qui ont accompagné le déplacement de la « Flamme Olympique » dans Paris. A la source de l’indignation, la situation qui est faite aux Tibétains et aux contestataires chinois de la politique de leur pays. Ensuite, une bribe d’organisation par une structure qui représente peu de monde et qui vit habituellement en marge des structures syndicalo-politiques.

On a un avant goût de la mobilisation de ce groupuscule lors de la cérémonie d’Olympie ou le principal responsable de cette organisation se fait éjecter parce qu’il déploie une banderole.

Et voici que le peuple de Paris se mobilise ce jour de la traversée de la flamme (voir ).

Toutes formes de manifestations ont lieu, ce qui démontre bien qu’il n’y a pas derrière toute cela une bonne grosse organisation bien structurée comme la C.G.T.. Certains se rassemblent sur le Parvis des Droits de l’Homme. D’autres compliquent le parcours en tentant de s’emparer de la flamme, d’autres se couchent sur la chaussée. Comme aurait dit de Gaulle; « c’est la chienlit » !

Il s’ensuit un parfait pandémonium. A plusieurs reprises, le porteur doit s’arrêter. On enferme alors porteurs et flamme dans un autobus. Une fois, au moins, c’est démontré, la flamme s’éteint. Probablement plusieurs fois. Au final, la cérémonie tourne au plus grand ridicule. Le peuple de Paris, c’est à dire aussi bien des députés que des conseillers municipaux, aussi bien des jeunes que des vieux, aussi bien des gens de droite que des gens de gauche, aussi bien des étudiants que des travailleurs, aussi bien des salariés que des chômeurs, s’est levé pour empêcher cette flamme devenue symbole de l’oppression chinoise de faire son chemin comme si rien n’était.

C’est cela, l’esprit de mai 68: c’est celui du soulèvement populaire et fraternel contre une indignité. L’esprit de mai naît de l’homme et de la femme qui contemple certains évènements ou certains symboles et sait qu’il ne pourra rester impassible.

Dans le cas présent, et si l’on en croît la plupart des commentaires que j’ai pu lire sur les blogs, le mélange indécent de l’argent et de la répression politique avec les « idéaux » olympiques bien mis à mal, fut le déclencheur. Il fallait que cette flamme ne passât point sous les applaudissements. Il fallait que cette flamme s’éteigne, ne serait-ce qu’un instant. Cela fut. Ainsi le lien ténu entre Olympie et Pékin est désormais symboliquement rompu. Ce n’est même plus comme en 1936. Demain à Londres, aujourd’hui à Paris, demain à San Francisco, après demain ailleurs, les peuples du monde ont dit, disent et diront ce qu’ils pensent de tout cela.

 

pekin-notre-dame-web.1207600447.jpg

La photo de Notre-Dame de Paris, portant entre ses deux tours l’image des cinq anneaux devenus menottes fera le tour du monde.

Le plus divertissant, si l’on peut dire, c’est que des militants des Droits de l’Homme ont été empêchés, voire interpellés, voire brutalisés, par des forces de police, dans la capitale du pays présenté comme le plus grand défenseur de ces droits. La police est toujours aussi peu dépourvue de nuances (cela doit être un reste de 1968) puisqu’elle s’est posée ainsi en défenseur de l’ordre chinois.

On sait ce qu’il est advenu. Vingt-sept kilomères sous une protection policière digne de celle d’une visite officielle d’un chef d’état, et pas n’importe lequel. Trois mille ! Des forces de l’ordre sur tout le parcours avec une flamme gardée par une véritable « tortudo « .

Au final, la pauvre flamme a fini sa route sous les quolibets dans un autobus après s’être éteinte une (c’est certain) ou plusieurs fois (c’est probable). Quel ridicule fiasco ! De toute façon, j’ai crû comprendre qu’elle devait finir à Charléty . Celui qui avait décidé cela était soit un idiot, soit un ignorant, soit un provocateur.

[Suite ]

Mai 1968 : 17 – Juin

[Mai 1968: commencer au début]

Comme chacun sait, juin n’est pas mai. Juin 1968 ne ressembla en rien au mois de mai. La manifestation du 30 mai avait rompu le charme.

Le lundi 3 juin, on sentait bien que l’athmosphère avait changé. Il y avait déjà des signes avant-coureurs de reprise. Il y avait bien toujours des négociations, des consultation de la base par les syndicats, mais il devenait évident, ce que je pressentais depuis déjà quelques jours, qu’une fois les améliorations des salaires obtenues, les ouvriers reprendraient le travail.

Fine la synergie ouvriers-étudiants. De toute façon, nous l’avions plutôt rêvée que vraiment vécue. La politique traditionnelle allait reprendre ses droits. A leur tour, les syndicats allaient rependre leurs habitudes. Naturellement, la « base » allait rechigner un peu. Il y avait des travailleurs qui avaient bien compris ce que le mouvement étudiant avait tenté de faire. Il en restera quelque chose dans les courants ou les mouvements autogestionnaires ou d’extrême gauche. Mais au final, l’ordre politico-syndical allait rependre ses droits.

La mort de Gilles Tautin va revéiller un peu la tendance protestatoire. Pour un moment seulement. Au fond, nous aurions bien voulu en imputer la cause aux forces de police. C’est vrai qu’il s’était noyé en fuyant et en se jetant dans la Seine pour échapper à ses poursuivants. Ce n’était quand même pas la même chose que s’il était mort entre leurs mains. Il ne serait pas le martyr. Maurice Grimaud, le Préfêt de Police qui s’est, pendant toutes ces semaines, dépensé sans compter pour qu’il n’y ait pas de mort, a rendu un grand service au régime gaulliste. Je ne crois pas qu’il en ait été remercié à la hauteur de son travail.

L’Université échappera à la reprise. Les examens ne sont pas organisés. Nous pouvons donc continuer à faire travailler nos méninges. Certes, au bout d’un moment, la Sorbonne sera évacuée, comme l’Odéon, mais il restera toujours de salles au Centre Censier où se tiendront toujours des commissions. Cela se passe bien. Certains enseignants y participent. J’en suis un peu, même si je dois me partager avec l’Institut Pédagogique National où le travail reprend très, très mollement. Toutes des A.G. ou toutes ces réunions sont très productives. Elles ont lieu dans un plutôt bon climat. Il en restera quelque chose.

A cette époque, j’avais été étonné que l’administration ne se lance pas dans une organisation des examens, en juillet par exemple. Mais à la réflexion, c’était une opération risquée. Elle pouvait démobiliser les étudiants en les amenant à réviser. Mais dans la mesure où nombre de cours n’avaient pas eu lieu, on risquait aussi un mouvement de protestation. En laissant les choses aller jusqu’en juillet, le ministère faisait le pari que les vacances d’été viendraient démobiliser tout le monde. Et il eût raison.

Autant mes souvenirs de mai sont forts et enthousiastes, autant ceux de juin sont tristes et un peu désespérés. C’est comme le début de la fonte des neiges avant que le Printemps ne vienne ensoleiller la montagne: il fait nuageux, la neige devient soupe grise en s’amalgamant à la terre pour, au final, produire de la boue. Ce mois de juin ne fut pas joli. L’enthousiasme fondait.

Et puis, il a ces souvenirs d’épuration. Je pense là, notamment, à l’O.R.T.F.. Des journalistes de talent, connus et réputés (comme Roger Couderc ou Claude Darget, par exemple), sont virés comme des malpropres devant des syndicats quasi impassibles et un peuple de France devenu collabo. Je n’ai jamais pardonné aux syndicats de nous avoir ainsi lâchés pour quelques centaines de francs d’augmentation de salaires qui seraient rapidement repris par l’inflation. Je n’ai jamais pardonné aux partis de gauche de nous avoir abandonnés pour se lancer dans une campagne pour des élections qu’ils allaient obligatoirement perdre. Je ne sais pas si le slogan « élections, piège à cons » date de cette époque, mais il s’applique bien.

Le mois de juin passa. On se parla beaucoup moins dans la rue. Puis pas du tout. Et puis vinrent les congés payés. La France redevenait normale. Pendant ce temps, à Prague, les chars soviétiques allaient entrer dans la ville.

prague.1207519097.jpg

[Suite ]

Mai 1968 : 16 – Le 30 mai ou l’horreur absolue

[Mai 1968: commencer au début]

Dans les derniers jours de mai, il se passe des choses du côté du pouvoir. D’abord, de Gaulle disparaît. On est enchanté. Il s’est enfui ! Hélas non. Il est juste allé s’assurer que l’armée marcherait sur le peuple s’il en était besoin. Mais cela, nous ne l’avons su que plus tard. Heureusement pour tout le monde.

Et voilà qu’il cause, à la radio, je crois. Etait-ce le 29 ou le 30 ? Je ne sais plus. Toujours est-il qu’il a des mots très durs pour les évènements. Mais surtout, il fait un appel au peuple pour aider au retour à la normalité, à l’ordre quoi. Le peuple a dû aimer.

Le soir du 30 mai a lieu cette manifestation sur les Champs Elysées dont on a dit qu’elle avait compté un million de personnes. Etait-ce plus ou moins que celle du 13 mai. Peu importe. Voici que mes illusions s’effondrent.

Mes illusions s’effondrent, parce que je croyais, naïvement, que le mouvement était populaire. En réalité, ma perception était faussée simplement parce que je fréquentais le Quartier Latin et le monde universitaire. Je savais aussi que les services étaient en grève, que les usines symboles comme Renault Billancourt étaient arrêtées. En fait, la radio (je n’avais pas accès à la télévision) racontait que ce quej’avais plaisir à entendre. J’ignorais que tout un peuple était hostile et faisait le gros dos. J’ai appris par la suite que mes parents étaient de ceux-là. Mon père dormait selon un tour de rôle à la Gare d’Austerlitz pour monter une espèce de garde comme si on allait s’emparer d’une gare ! Et il est vrai aussi que je n’avais aucun contact avec tous ces employés et tous ces commerçants silencieux qui attendaient sans doute, certains avec la peur au ventre du « bolchevisme » que de Gaulle remette tout cela en ordre.

manif-30-mai.1207431420.jpgLe 30 mai, il y réussit. A mon grand désespoir. Car ce jour-là je compris que c’était perdu. A vrai dire, je n’avais d’ailleurs pas la moindre idée de ce qui était perdu. J’attendais simplement que de Gaulle s’en aille et tous ses compagnons historiques ou de circonstance avec lui et que d’autres viennent au pouvoir. Je ne pensais pas du tout à un coup d’état ou quelque chose de ce genre. De Gaulle partirait. Il y aurait des élections et la gauche gagnerait. De Gaulle a été plus malin. Il dissoudra l’Assemblée Nationale et se fera élire fin juin une chambre à sa dévotion. Je me souviens de mon grand-père, vieux socialiste, éprouvé par l’énormité de cette majorité disant « Mon Dieu, qu’est-ce que vous avez fait ». D’une certaine façon, il avait raison, car cette chambre introuvable fut largement élue grâce à la peur de toutes ces catégories sociales que les évènements avaient terrifiés.

Le 31 mai, on fit les comptes de la manifestation de la veille. Le mois de mai était fini.

[Suite]

Mai 1968 : 15 – les politiques et Charlety

[Mai 1968: commencer au début]

Les négociations de Grenelle prennent fin. Dans beaucoup d’entreprises comme Renault ou Citroën, ces accords seront rejetés par les ouvriers. Mais c’est quand même habile de la part de Georges Pompidou d’offrir des augmentations substantielles des rémunérations, ce qui ne sera pas sans effet sur la mobilisation.

Viendra le meeting du 27 mai, organisé au Stade Charléty, par l’U.N.E.F., je crois. Il y aura une grande foule et nombre de manifestants devront rester à l’extérieur. Mais surtout, il y aura des intervenants célèbres, notamment Michel Rocard et surtout Pierre Mendès-France. C’est à ce moment que je ressens, enfin, une confluence entre les points de vue et les déclarations des hommes politiques, d’une part, et le mouvement étudiant, d’autre part.

Nous nourrissons une grande réserve vis à vis des politiques. Jusqu’alors nous nous en sommes tenus très à l’écart, y compris de ceux de gauche, qui semblent surtout préoccupés de prendre le bon train. Sur ce point, Mitterrand a fait des déclarations choquantes, comme pour dire, si je me souviens bien, qu’il est prêt à hériter du pouvoir. Mais, pour nous, le pouvoir est dans la rue. Ou, du moins, nous le croyons. En fait, je crois bien que les politiques, même ceux de gauche, ne comprennent pas vraiment ce qui se passe. Les hommes politiques ont une vision bien rigide et, somme toute légaliste, des évènements. Or, ce qui se passe n’est pas légaliste du tout. C’est bien le contraire avec des mouvements populaires qui échappent aux structures politiques et syndicales traditionnelles. Le Parti Communiste est très choqué et très hostile, même si… Il fait la fine bouche devant les dégâts des manifestations. Mais, en réalité, il craint plus que tout ces mouvements non structurés, incontrôlés et, à son plus grand effroi, incontrôlables. C’est pourquoi la position des étudiants communistes sera très difficile entre les consignes qu’ils reçoivent de leur hiérarchie et la sympathie qu’ils éprouvent spontanément pour le côté libertaire du mouvement. C’est tout le paradoxe d’un parti qui a cessé depuis bien longtemps d’être révolutionnaire.

Quant aux socialistes, il sont sur le grill. Pas révolutionnaires pour deux sous et déjà bien empêtrés comme ils le seront toujours par des luttes intestines d’influence, ce qui est encore la S.F.I.O (Section Française de l’Internationaloe Ouvrière – il y a vraiment de quoi sourire) espère, espère. Ils attendent, comme le chat attend sa proie, tout en se fendant de déclarations plus chaleureuses pour les mouvements sociaux des travailleurs que pour ceux des étudiants. Le pouvoir gaulliste est tellement bien ancré qu’ils n’espèrent pas vraiment grand chose. Mais on ne sait jamais. Un 13 mai à fait venir de Gaulle. Ce serait inespéré qu’un autre 13 mai, 10 ans plus tard, le chasse.

Quant au M.R.P. alors, n’en parlons pas ! Ils n’ont jamais eu d’amour propre. Prêts à tout pour une élection ou un ministère. Les pires. Ils sont fangeux. Au moins, les gaullistes se présentent clairement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a point d’opportunistes parmi eux. L’avenir prouvera que la majorité d’entre eux ne valent pas plus chers que les autres. Mais tant que de Gaulle est là, ils sont tenus en laisse. Et ceux là ne cherchent pas à tendre le petit doigt au mouvement. C’est le désordre qu’il convient de faire cesser au plus vite, voire par une répression sévère, voire sanglante.

Nous sommes donc très isolés. Et faisant l’objet de tentatives de manipulation, on s’en doute bien, d’où l’extrême sensibilité des groupuscules à ce qui pourrait y ressembler, même à peine. Situation paradoxale, parce qu’il nous aurait fallu compter sur ces mêmes politiques pour avoir des chances d’accéder au pouvoir. La plupart d’entre nous était bien incapable de le prendre par les armes. Parce que nous étions dans une position de contestation par l’argumentaire, mais aussi parce que la plupart d’entre nous étions bien incapables de nous servir d’un fusil, conséquence de notre anti-militarisme forcené issu des évènements d’Algérie. Et cette position s’est maintenue. Lorsque que j’ai effectué mon service militaire en 1970, dans un groupe de sursitaires, nous étions très peu nombreux à vouloir nous initier au maniement des armes « au cas où ».

Il faut ajouter, cependant que, pour un assez grand nombre, l’expérience de mai 1968 n’a pas été aussi marquante qu’on le croît souvent et les « héritiers » ne sont pas si nombreux. Nous sommes restés dans cette position ambivalente vis à vis des acteurs et des structures politiques. Peu y ont fait carrière . Ils se sont distingués qui dans l’enseignement, qui dans le journalisme ou l’architecture, ou bien d’autres secteurs, voire même le secteur productif. Seul Daniel Cohn-Bendit fait exception, mais on n’ a pas le sentiment que sa carrière ait été animée par une une frénétique recherche du pouvoir.

Pour moi, le vote a toujours été une confiscation du pouvoir du peuple. En 1969, j’y suis allé, mais l’offre était vraiment peu excitante. Puis j’ai voté P.S.U.. Puis quand le P.S.U. s’est dilué, je n’ai plus voté du tout, jusqu’à ce que des arguments finissent par me convaincre que je ne pouvais pas être critique sans aller au moins voter. Avec le succès qu’on imagine. Quant à l’appartenance à des groupes politiques ou syndicaux, je l’ai fuie comme on le ferait d’une secte, faisant mienne deux citations. La première est de Brassens: « Quand on est plus de quatre, on est une bande de cons ». L’autre est d’Henri Tachan: « Dans mon parti y’a que moi et c’est déjà le merdier ». Pour être sincère, j’ai été syndiqué pendant un an de ma vie, à l’issue de quoi, ayant constaté que tout cela n’avait d’autre but que la promotion personnelle, j’ai déchiré ma carte en petits morceaux que j’ai jetés dans la cuvette des W.C., sa place légitime.

C’est ainsi que, dans le cours naissant de cette ambivalence politique, le meeting de Charléty du 27 mai 1968 m’est apparu comme quelque chose de créatif. Probablement parce que l’initiative en revenait au mouvement étudiant. Aussi parce que, depuis la grande manifestation « unitaire » du 13 mai, rien n’était venu significativement rapprocher les étudiants des travailleurs. Et cela manquait fortement. Dans toutes les assemblées ou les commissions auxquelles je participais, aussi bien avec les étudiants à la Faculté qu’avec les salariés de l’I.P.N., il était évident que ce que nous tentions de construire ne pouvait que s’insérer dans une dimension sociale plus large dans laquelle toutes les formes d’organisation étaient fortement autogestionnaires.

Mendès-France et Rocard étaient venus apporter cela. La caution de Mendès était très importante. Je n’ai jamais vraiment su si la réputation de cet homme était méritée ou usurpée, tant je me méfie des hommes qui nous gouvernent, mais il apportait probablement ce qu’il y avait de moins compromis dans le monde politique. Je ne me souviens naturellement pas de ce qu’il a pu dire, je n’en garde que l’ambiance. On dit aussi qu’il y avait une offre de service, mais je ne m’en souviens point.

Charléty fut un grand moment. Un grand moment de ferveur populaire. Ce n’était pas comme dans une manifestation où chacun, en fin de compte, ne participe qu’à un petit morceau de l’acte collectif. Dans le stade, des dizaines de milliers de personnes savaient qu’elles avaient beaucoup à partager, simplement parce qu’elle étaient ensemble. C’était comme la cour de la Sorbonne un jour de meeting effervescent, sauf que c’était beaucoup plus grand.

Dans une allocution, deux ou trois jours auparavant, de Gaulle avait annoncé un référendum et déclaré que si la réponse était négative, il partirait. Nous avions nos chances.

[Suite ]

Mai 1968: 14 – Le 24 mai

[Mai 1968: commencer au début]

Le soir du 24 mai, j’y serai. En fait, comme je l’ai indiqué, mes obligations familiales de nouveau père m’invitaient à rentrer chez moi le soir, ce que faisais évidemment à contrecoeur. Le 24 mai, ma femme se trouva assez reposée pour pouvoir sortir le soir, ce qu’elle avait envie de faire depuis bien longtemps. Vite fait, on s’organise. On confie le petit aux grands parents. On retraverse Paris pour aller ranger la voiture hors de portée des probables incidents, en fait, aux pieds de notre appartement près de la statue de Jeanne d’Arc du Boulevard St Marcel.

Il n’y a pas loin pour se rendre à pied au quartier latin. A mon grand étonnement, il n’y a pas autant de monde que ce que j’avais imaginé. L’ambiance est calme mais tendue. Cela ne ressemble à rien des manifestations de la journée. A rien, non plus, de ce que j’avais ressenti dans la nuit du 10 mai, mais là, j’étais tombé en pleine action. Nous savons cependant qu’il doit y avoir une manifestation. de toute façon, il y en a une tous les soirs, plus ou moins violente.

La rue Soufflot et la Place du Panthéon sont presque désertes. Je revois bien cette image des murs plongés dans une relative obscurité avec quelques très petits groupes de piétons qui semblent raser les murs. Là se trouve aussi le Commissariat de Police du 5ème arrondissement, réputé pour ses matraquages. Quelques têtes peu amènes dépassent du nid. Devant, il y a un certain nombre de cars de police.De nos jours, les cars de CRS sont blancs. A l’époque, ils étaient peint d’un bleu marine presque noir. Cela crée une impression forte et dissuasive.

Nous descendons le Boulevard St Michel. Il y a un peu plus de monde, mais pas beaucoup. Même dans la cour de la Sorbonne, parfois si animée dans la journée, c’est loin d’être l’affluence. Comme il est tard, il n’y a pas de débat enfiévré dans le Grand Amphithéâtre. En sortant rue des Ecoles, j’entends un bruit presque régulier et sec. Je découvre tout de suite qu’on est en train de dépaver la sue St Jacques. Et le bruit de tous ces pavés qui tombent de dizaines de mains sur le talus déjà dressé fait comme une succession très rapide de coups de pistolets. Ceux qui sont à l’ouvrage sont moins nombreux que ceux qui regardent.

Depuis quelques jours, il y a un peu moins de monde aux manifestations de la nuit. Il y en avait plus au début du mois, mais elles avaient lieu plutôt en fin d’après-midi. A cette époque, le partage entre les manifestants violents et les autres présentait une zone d’incertitude. Nombreux sont ceux qui même n’étant pas prédisposés s’étaient laissés aller à lancer quelque chose sur les forces de l’ordre pris par l’ambiance. D’autant que les jets de grenades lacrymogènes incitaient à la riposte.

Depuis, il s’est passé quelque chose. J’ai le sentiment que les journées que nous vivions, d’une certaine manière enthousiasmés par l’étonnante chaleur des rapports sociaux et l’inventivité des débats dans les assemblées générales et les commissions, consommaient une part de notre énergie revendicatrice. Nous étions en train de poser les pierres d’une reconstruction si phénoménalement solidaire et ouverte de notre société que nous n’avions pas besoin d’aller nous battre contre qui que ce soit.

D’un autre côté, nous déplorions les excès des « casseurs » en sachant bien qu’elles nuisaient à la réputation de notre mouvement. Et puis, nous avions appris que les casseurs étaient souvent des agents spéciaux des forces policières qui ont pour mission d’entraîner au désordre et au pillage. A cela s’ajoutait la brutalité des arrestations et des internements à Beaujon, ce qui faisait réfléchir. Sans compter, bien entendu, que la majorité d’entre nous était partisane de manifestations pacifiques.

Nous avons monté la rue St Jacques, de nouveau vers la rue Soufflot et le Panthéon. Arrivé en haut, nous avons entendu les premières explosions des grenades lacrymogènes vers le bas de la voie. Puis les CRS sont sortis du commissariat du cinquième pour prendre la barricade à revers. Ils étaient nombreux. Ils étaient tout noirs et menaçants. J’ai pensé tout de suite aux milices nazies.

Etait-ce manque de courage ? De toute façon, il n’était vraiment pas indispensable de rester pour se faire taper sur la tête. Nous avons pressé le pas pour quitter le quartier.

Nous avons appris par la suite que la soirée avait été bien sauvage. Dans tout Paris et si je m’en souviens bien, il y a eu des tentatives d’incendies, ici ou là, dont à la Bourse. Il y aurait eu un mort, sur une barricade. Il y a deux versions: tir de grenade ou coup de couteau.

 

barricade-nuit-2.1206610899.jpg

[Suite]

Mai 1968: 13 – Après le 13 mai

[Mai 1968: commencer au début]

C’est le 13 mai que le couvercle a vraiment sauté !

Cette manifestation était bien trop nombreuse pour qu’il n’ y ait que des étudiants. Il y avait aussi des travailleurs puisque les syndicats étaient là. Et le peuple de Paris. Au moins tous ceux qui souhaitaient que change cette société glacée.

La Sorbonne s’ouvrit. Dans le Grand Amphithéâtre s’installa un débat permanent où chacun put exprimer ce qu’il avait envie de dire. Et comme cela ne suffisait pas, deux jours plus tard, ce fut le Théâtre de l’Odéon. Mais il n’y avait pas que le Grand Amphi et le Théâtre. C’était partout.

Dans le laboratoire de la Sorbonne dont je faisais partie nous nous mîmes à réfléchir aux conditions de travail des chercheurs et de tous les collaborateurs. On s’intérrogea aussi sur le sens de la recherche et, pour ceux d’entre nous qui étaient enseignants au sens et à la manière de transmettre les connaissances. Et quelles connaissances ?

Quand nous nous rendions au Centre Universitaire Censier, nos étudiants en psychologie étaient là, dans telle ou telle salle à critiquer, il est vrai, mais aussi à proposer d’une façon originale et constructive.

Quand je me rendais à l’Institut Pédagogique National, l’ensemble du personnel était mobilisé. Le Service de la Documentation et de la Recherche dont je faisais partie avait créé diverses commissions pour étudier et échanger des points de vue sur nos missions et la manière de les accomplir.

Car on se mit aussi à écouter. Oh, cela ne fut pas facile. Il y avait tant à dire. Il fallut se discipliner et accepter d’attendre son tour de parole tout en piaffant du désir de dire. Et là nous apprîmes que la démocratie était un exercice long. Entendre chacun, avec respect, débattre contradictoirement, cela prend des heures.

Et nous sommes devenus heureux.
Nous sommes devenus heureux parce qu’on rencontrait des gens dans la rue et qu’on se parlait et qu’on se tutoyait.
Nous sommes devenus heureux parce que nous avons cru qu’on pourrait changer les conditions de vie et de travail. Que les patrons respecteraient leurs ouvriers, que les professeurs respecteraient les étudiants et les élèves. Ce que nous avons voulu dire, c’est que l’autorité, quelle qu’elle soit, ne disposait pas de la connaissance absolue pour décider de la vie des gens. Nous avons voulu exprimer que les élèves avaient une culture, que les paysans avaient une culture, que les ouvriers avaient une culture, que les immigrés avaient une culture, que tous nous avions, à des titres divers, une culture et qu’il fallait l’entendre. Et c’est pourquoi nous avons remis en cause toute autorité qui voulait décider pour et au nom des gens qui avaient leur culture et leur droit à la parole.
Nous avons rejeté l’autorité quand elle n’était pas légitime. Celle qui dit « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ». Et pourtant, nous avons continué à admirer les brillants professeurs… et à dénigrer les mauvais. Nous avons continué à admirer les grands hommes politiques. Nous avons continué à débattre de Marx et de Trotski comme de Freud et de Ferenczi, de l’existence de Dieu, de la société de consommation, et du rôle du pouvoir dans la vie politique et sociale.

Et puis nous avons clamé le droit de chacun à la création, à l’épanouissement, à l’innovation, à l’imagination, au rêve, à l’art. A la vie quoi ! A mieux que métro-boulot-dodo. Et nous avons découvert « sous les pavés, la plage ». C’était comme une vibration de l’été 1936. La plage…

Et puis nous n’avons pas oublié le spectacle du monde: le Viêt-Nam, les pays de l’est…

Alors quelqu’un a crié un jour, et nous avons repris en choeur: « Faites l’amour, pas la guerre ».
Oh, combien c’était beau !

C’est vrai que les manifs du soir ont continué après le 13 mai. Elles étaient alimentées naturellement par ceux pour qui ces confrontations avec le pouvoir étaient indispensables. S’y ajoutaient tous ceux qui y participaient, mais pas au premier rang, car ils auraient préféré un affrontement plus pacifique. Mais le pouvoir ne nous incitait pas à être pacifique. Toujours raide. Toujours incapable d’entendre la rumeur qui montait du peuple. La « chienlit » ! La sévérité des arrestations et des internements avec ses rituels de matraquage contribuait aussi fortement à l’entretien de ce climat. Et les « enragés » s’étaient durcis avec les négociations de « Grenelle ». Le pouvoir savait bien qu’en accordant du pouvoir d’achat aux ouvriers et aux employés, il allait contenter les syndicats et désolidariser le monde du travail de celui des étudiants. On sentait donc que la divine union de la manifestation du 13 mai allait se diluer dans une revalorisation du S.M.I.G. (c’était le nom de l’époque: Salaire Mininum Interprofessionnel Garanti).

Tous ceux qui n’ont pas vécu cette deuxième quinzaine de mai dans cette ambiance débridée de l »Imagination au pouvoir« , ne peuvent comprendre ce que nous avons ressenti. Nous avons cru (un peu) que la volonté populaire pouvait changer le monde. Nous avons cru (un peu) que les relations humaines et sociales pourraient être plus heureuses et plus harmonieuses. J’ai écrit un jour, tout en n’étant pas croyant, que je pensais que le Christ s’y serait trouvé bien. Simplement parce que nos valeurs humanistes et morales telles qu’elle découlent de notre tradition judéo-chrétienne trouvaient un monde où elles pourraient s’épanouir. Il ne faut pas oublier, ce que j’ai écrit au début de cette série, que nous avions été élevés dans la fraîche mémoire des horreurs du nazisme et que nous avions encore le spectacle des conflits sauvages qui incendiaient le monde. Et voici qu’une brèche, non pas une brèche, mais une toute petite fissure s’ouvrait. Enfin ! On pouvait imaginer, espérer !

Et notre culture politique s’est construite dans ce chaudron. Tout s’y mélangeait. Foin des cadres rigides des partis et des syndicats qui embrigadent le monde. Quelques uns, parmi nous, ont compris. C’était une immense séance de travaux pratiques libertaires. Et puis, ils étaient là. Les anarchistes sont souvent discrets. Avant 68, ils étaient presque invisibles. A ma connaissance, je ne me souviens pas avoir vu des drapeaux noirs dans les manifestations avant cette époque. En mai, ils étaient là. Je ne parle pas de ceux qui criaient fort et prônaient la destruction de la société. Non, les autres, ceux qui s’expliquaient patiemment et longuement s’il le fallait, qui ne prenaient pas pour des cons ceux qui ne pensaient pas comme eux pour autant qu’on ait aussi la patience de les écouter. Je les ai rencontrés et ils proposaient une organisation de la société presque inimaginable : pas de chefs, pas de maîtres (« Ni dieu, ni maître, ni état, ni patron). Ma culture, globalement marxiste ne s’y retrouvait qu’un peu. Je me souvenais avoir un peu lu des choses sur la Guerre d’Espagne.

Sur l’heure, ils ont simplement jeté le doute. Mais le ver était dans le fruit. Il m’a fallu au moins trente ans pour comprendre que « la plus haute expression de l’ordre, c’est l’anarchie « .

[Suite]