Mai 1968 : 20 – L’esprit de mai

Mai 1968 : 20 – L’esprit de mai

[Mai 1968: commencer au début]

Les évènements de mai 1968 ont laissé des souvenirs qui disparaîtront avec les témoins et des traces dans la société qui persistent et persisteront. Les souvenirs des témoins et participants ne sont évidemment pas tous les mêmes. Par exemple, pour mon compte, je tiens que la jonction avec les ouvriers ne fut pas. Ou peu. Ou de façade. On sait que les étudiants qui s’y sont rendus n’ont pas toujours été bien reçus dans les usines. Et c’était bien normal. Que pouvaient bien savoir ces oisifs, ces enfants de privilègiés, de la vérité du monde du travail ? Et pourtant la démarche de ceux qui se sont rendus à Billancourt n’était pas exempte d’une certaine générosité. Elle était aussi le fruit d’un bouleversement de la conscience de classe. Ces jeunes intellectuels, en d’autres temps, n’auraient peut-être pas eu tant à faire de la classe ouvrière. En cherchant un rapprochement, ils tentaient de franchir les limites de la classe des bourgeois dont ils étaient issus. Sans doute part d’une crise d’adolescence. Mais aussi, comme je l’ai indiqué, l’effet de la contemplation du monde: guerres est-ouest par peuples interposés, guerres de décolonisation, guerre d’Algérie. Nous avions un fort sentiment d’être manipulés par des forces amorales et presque dictatoriales.

L’esprit de mai, c’est d’abord ce refus de la force lourde et sourde.

Ce refus s’est cristallisé sur une question d’entrée dans une résidence universitaire sur fond de répression sexuelle. Mais il était bien plus étendu. Il est probable que nous, les jeunes, étions moins habitués ou moins tolérants à toutes les formes d’opression que ne l’étaient les ouvriers, probablement fatalistes et sans espoir véritable de changement significatif de leur condition. Cette pression sociale a constitué le terrain sur lequel des acteurs un peu plus politisés ou organisés n’ont pas eu de mal à mobiliser un grand nombre sans vraiment avoir imaginé que c’était possible.

On dit que l’esprit de mai est la contestation. Et la contestation systématique de l’ordre établi. C’est à la fois vrai et faux. C’est constestation évidemment. Mais il faut l’entendre au sens de la dialectique du philosophe qui doute systématiquement de ce qui est asséné sans être universellement justifié. Par exemple, il n’est pas justifié d’affirmer qu’une entreprise a nécessairement besoin d’un patron ayant tous les pouvoirs puisqu’il existe d’autres modèles d’organisation d’entreprise. Il y a et il y a eu, naturellement, des excès et des excessifs du rejet. C’est inhérent à la nature. Mais il n’est pas légitime de nous condamner simplement parce que nous passons toute chose au crible de notre esprit critique. J’ai écrit sur ce blog un billet que j’ai intitulé « Eloge de la dialectique « . L’esprit de mai, c’est fondamentalement cela: la dialectique.

Naturellement cela a heurté les tenants de l’ordre quand nous avons, dans notre univers étudiant, contesté le pouvoir mandarinal des professeurs titulaires de leurs chaires. Dans leur position sociale, ils se présentaient un peu comme des descendants de la scholastique et d’Aristote, même s’ils enseignaient une philosophie bien dubitative. Leur conseil à la Faculté des Lettres, avait été décrit dans un tract gauchiste par cette formule pleine d’humour: « des fantoches qui font des pantalonnades ». Et pourtant l’enseignement universitaire a fondamentalement changé à partir de 1968. Et nombre de ces changements qui faisaient partie de nos revendications, sont devenus aujourdhui modèles évidents et monnaie courante: travail en petits groupes, contrôle « continu » des connaissances, etc.. La structure même de l’Université a changé: elle était déjà collégiale, mais se limitait au collège des professeurs. Avec la loi Edgar Faure, sont entrés dans les conseils de gestion toutes les catégories de personnel et les étudiants. Ceci dure depuis 40 ans. Et même si la loi Pécresse veut augmenter les pouvoirs du Président de l’Université, sa légitimité démocratique par l’élection n’a pas été remise en cause.

Hors de l’Université, le changement social le plus spectaculaire a été et est encore la libération de la sexualité. Je ne dirai rien des « expériences » hippies ou autres. Elles sont marginales. Simplement sont venues logiquement les lois sur la contraception et sur l’avortement. Et nous avons pu, pendant quelques années, selon l’expression consacrée, « jouir sans contrainte »1 (je m’amuse fort d’un Sarkozy qui a parlé d’exterminer l’esprit de mai 68 et qui expose publiquement sa vie et qui me semble bien parti pour aimer jouir sans contrainte). Et la situation sociale de la femme a commencé à changer. Pas sans mal, tant les habitudes étaient ce qu’elles étaient. Je mes souviens m’être senti mal à l’aise, en 1969, en conduisant un landau dans lequel se trouvait mon fils, pour nous rendre chez sa nourrice. J’avais crainte qu’on se retourne sur mon passage tant le spectacle d’un homme poussant un landau me paraissait incongru en relation avec mon statut supposé de mâle. Aujourd’hui, ces craintes font rire !

L’esprit de mai porte aussi en lui une part de morale sociale. Même s’il est athée, il ne rejette pas l’idée de s’aimer, un peu, les uns les autres. C’est la déclinaison de ce principe dans les rapports quotidiens qui a donné tant de chaleur aux rencontres qu’on a pu faire, notammment dans la deuxième quinzaine de mai. Et ce qui est très fort, c’est que n’avons pas eu beaucoup d’efforts à faire pour nous sourire et nous parler dans la rue. C’était simple et naturel comme pour des randonneurs qui se croisent en montagne. Cela a été rangé très vite. Mais c’est trerrible. Aujourd’hui un type assez jeune m’agresse dans le RER parce que je serre le troupeau pour que d’autres personnes puissent encore monter. J’avais déjà connu cela il y a quelques semaines. En 68, nous en aurions ri et nous aurions invectivé le pouvoir. Le retour de la compétition sociale qui ne fut pas loin à venir après les évènements a vite détruit tout cela. De mon point de vue, c’est ce qui a existé de plus beau et de plus grand pendant les évènements: ces valeurs d’accueil d’autrui et de tolérance parce que toute compétition sociale avait disparu au profit de valeurs de solidarité. Même les groupuscules ne s’invectivaient plus beaucoup. Evidemment, il n’est pas certain que nous aurions été aussi tolérants avec les fascistes. Notre angélisme n’allait pas jusqu’à l’histoire de la joue droite et de la joue gauche. Mais on ne les voyait pas. Ou, au moins, pas des lieux que je fréquentais.

Enfin, l’esprit de mai, c’est l’indépendance d’esprit vis à vis des structures caporalisatrices qui fondent leur pouvoir sur le peuple comme le sont les syndicats et les partis. Ce n’est pas le rejet. Tout n’est pas mauvais. Mais c’est une terrible méfiance dont il est quotidiennement visible qu’elle est méritée. Toute forme de pouvoir est suspecte et dangereuse. Toute compétition sociale l’est autant. C’est dire combien il y a loin entre l’esprit de mai 1968 et la réalité de la France d’aujourdhui.

[Suite ]

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1- Je dis « pendant quelques années » parce que cette dramatique arrivée du SIDA a tout flanqué en l’air. A partir du moment où l’on pratiquait une bonne contraception, faire l’amour ne dépendait que du désir de chaque partenaire. Certes, il y avait toutes ces maladies, syphilis, blennorragie, herpès. Mais on savait les soigner convenablement. Et de toute façon, ce n »était pas léthal. Aujourd’hui, tout partenaire est un suspect qui peut vous conduire à la mort. Et il ne suffit pas de se protéger de l’insémination, comme nous avions à le faire, puisque c’est beaucoup compliqué par le fait que d’autres sécrétions peuvent aussi être contaminantes.

Bakounine