« Le bordel, le bordel !… Ça y est le bordel!”
Franck se catapulte de l’urinoir, braguette encore ouverte et file à toutes jambes, en gesticulant, vers l’escalier qui monte aux dortoirs.
Aurions nous droit, pour la première fois, à un « bordel de dernier soir ». Je file vers l’escalier, presque aussi vite que Franck…
Le dortoir des grands garçons, point névralgique.
Le bruit vient de chez les petites filles. Rien de grave. Une explosion (de quoi ? de joie ? de tension ?) vite apaisée par l’animatrice qui est là, « sur le pont ».
Je retourne chez les grands garçons, momentanément seuls, car Philippe est parti chercher deux ou trois traînards qui prolongent leurs adieux avec leurs copines.
Franck a l’ai déçu. Son vieux stéréotype de « bordels de dernier soir » s’effondre. Mais comme ce coucher s’avère sans histoires et que ça a l’air de l’ennuyer, il fait l’andouille.
– Bon, Franck, maintenant tu te couches.
Il se couche, mais continue à faire l’andouille couché.
– Franck, je crois qu’il y a quelque chose que tu n’as pas compris. Peut-être que tu as fait des colos où il y avait des raisons de faire les cons, le dernier soir. Mais ici, tu vois, j’ai l’impression qu’on n’en a pas vraiment envie. On a passé ensemble une bonne dernière soirée. Et il y en a beaucoup qui sont un peu tristes, ce soir, parce ce que c’est notre dernier soir. Je suis sûr qu’il y en a qui ont plutôt envie de pleurer…
– C’est vrai ça ! lance Michel du fond de son lit.
Michel est pelotonné rn chien de fusil, sous les draps, le visage tourné vers le mur.
On se parle encore un peu, dans la chambre. Puis o se dit bonsoir.
Je pars vers le dortoir des petits garçons. Au passage, Anne me hèle.
– Je ne sais pas ce qu’elles ont, les petites filles, ce soir. Qu’est-ce qu’elles sont énervées. Y en a plein qui pleurent…
Chez les petits garçons, la lumière n’est pas encore éteinte. On va, on vient. Je donne un coup de main à Pierre pour les convaincre de gagner leur lit.
Lumières éteintes. Un silence lourd. Les lits grincent. On entend des respirations. On s’agite ici et là.
Je glisse à l’oreille de Pierre :
– On aurait dû raconter une histoire.
Même entre 12 et 14 ans, surtout ces enfants-là, ça aurait pu les aider à s’endormir.
Agitations, bruits.
Ça vient de chez les grands. Je vais voir.
Dans le couloir, je rencontre Philippe.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Tout le monde pleure.
Dix garçons de 15 à 17 ans qui pleurent !
Chez les grands garçons, les grandes filles, les petites filles, ça pleure presque partout.
Je n’ai jamais vu ça à ce point avec des adolescents.
J’emmène Michel et Eric, nos deux ainés de 17 ans qui n’en peuvent plus à force de retenir leurs sanglots. On parle. Moi aussi, j’ai les larmes aux yeux et les tripes retournées…
Eric qui roulait un peu des mécaniques en arrivant a trouvé ici un peu de tendresse. Mais c’est la fille du boulanger.
– Je ne la reverrai jamais…
Eric vit dans un foyer…
Michel aussi, semble avoir trouvé quelque chose auprès de Valérie… qui habite à 90 kilomètres de son foyer de jeunesse… Lui non plus, ne la reverra jamais.
Peut-être que ces jeunes se font des illusions. Mais qu’est-ce que je peux leur dire, bon Dieu ! Leur bourrer le crâne d’illusions, de salades. Que puis-je raconter sinon parler de continuer à écrire, que peut-être… que merde !
Voilà des gosses qui s’aiment et qui vont être séparés par des décisions de DDASS et d’adultes. Voilà des gosses sans familles qui en crèvent de demande d’amour, qui en ont trouvé un peu…
Après demain matin, à l’arrivée du car, le couperet va tomber…
Et tous ces gamins et toutes ces gamines, arrivés la tête pleine de poux, le corps plein de boutons, maigres et pâles, qui s’émerveillent devant un plat bien présenté à table et qu’on va rendre sans poux, sans boutons et avec une meilleure mine…
Ils pleurent…
Mais il y a de quoi hurler!
Le lendemain matin, ils sont tous réveillés avant le lever du soleil.
Le car est arrivé et s’est rangé dans la cour. Tout le monde est sorti pour une dernière ballade, les derniers achats quand il reste trois sous. Par prudence, je matérialise avec de la ficelle un espace près du car où est entreposé tout un tas de matériel à charger, pour qu’ils ne viennent pas, en rentrant et s’agglutinant autour du car, y mettre du désordre.
Ils rentrent.
Ils passent près du car, c’est tout.
Ni joie, ni excitation à la vue du car, comme je l’ai toujours vu.
Presque de l’indifférence.
Dernier dîner.
Ils sortent à tour de rôle pour essayer d’aller sécher leurs larmes dehors.
Puis, quand on les invite à charger leurs bagages, puis à monter dans le car, ni hâte, ni précipitation.
Les adieux.
Tous les enfants pleurent… Tous. La moitié des adultes pleurent aussi et ceux qui ne pleurent pas ont quelque chose qui les serre du côté de l’estomac.
On a fait une bonne colo, hein ! La preuve c’est que tout le monde pleurait au départ.
Sans doute a-t-on fait une « bonne »colo.
Mais demain, pour eux, tout sera pareil.
Qu’en restera-t-il ?
A qui a-t-on fait plaisir ? A eux, à nous ?
Je ne sais plus très bien.
Nous avions 42 jeunes, de 12 à 17 ans, la plupart entre 13 et 15 ans, dans une école à 15 km de la mer. Les conditions matérielles n’étaient pas très bonnes : dortoirs de 10 à 15, installation de la cuisine lamentable. Pour jouer, la cour et un minuscule petit bois. Peu d’argent. Pas de matériel, sauf 12 vélos et des tentes.
Provenance des jeunes : foyers, failles pauvres et nombreuses, « nourrices », bons vacances de la CAF ; pas très durs. Un peu des chiens battus.
Dans l’équipe d’adultes, la structure et la répartition des rôles étaient « classiques », clairs et définis. La directrice dirigeait, m’hésitait pas à engueuler deux animateurs stagiaires qui faiblissaient (et qui, à l’aide des recommandations données, ont mieux accordé leurs actes et leurs idées) ; le directeur adjoint chargé de l’économat faisait son boulot d’adjoint et d’économe, ce qui permettait un suivi de l’alimentation et une optimisation en fonction des crédits disponibles ; les animateurs faisaient leur boulot d’animateur, impliqués, pas avares de leur peine, n’hésitant pas, eux non plus, à pousser le coup de gueule nécessaire.
Rien d’un centre de vacances « autogestionnaire », à moins que l’autogestion ne consiste à faire confiance à chacun dans le rôle qu’il est le plus prêt ou le plus capable d’assumer…
Comme on n’avait pas beaucoup d’argent, il a fallu être imaginatif : un tuyau à 25F coûte moins cher qu’une piscine et avec des bassines, on fait des heures de batailles d’eau dans la cour ; la mer, en camping ou par le bus municipal ou à vélo ; la pêche dans le Scorff ou le Blavet ; un moniteur qui passe un jour de congé à discuter avec un agriculteur pour se faire prêter un bois pour faire des cabanes ; Gilbert avait amené son violon, Georges de la peinture.. On a « soigné l’alimentation » : qualité, équilibre, présentation. Au bout de quelques jours, ils bouffaient tout, même ces trucs qui d’habitude passent mal : épinard, foie, potage, rognons. Et voilà des gamins qui s’émerveillent devant un ananas melba ! On les a aidés à conquérir, peu à peu, la parcelle d’autonomie qu’ils pouvaient découvrir. Chaque fois que possible, on a donné à chacun, personnellement, la responsabilité qu’il pouvait assumer : pas une raquette de ping pong cassée, des jeux de cartes complets le dernier jour, pas un pion de dames manquant à l’appel. C’était chouette hein !
Comprendre et réaliser le petit déjeuner échelonné leur a pris au moins deux semaines. Au début, évidemment, ils étaient presque tous levés avant l’heure. Puis c’est venu. Spontanément, ils se sont mis à nettoyer et remettre la table pour ceux qui viendraient après. Ils ont appris à partager les plats, à passer d’une table à l’autre un plateau de fromages où il restait encore de chaque variété, à ne pas réveiller le copain qui dort encore… C’était chouette hein !
Nous sommes partis de ce qu’ils connaissaient : les structures rigides de l’école, des règles de vie coercitives, un tableau de service « directif » où l’on trouvait son nom inscrit le matin.
Puis, peu à peu, nous efforçant de découvrir quelle était la qualité de prise en charge personnelle que chacun pouvait assurer, nous avons fait un bout de chemin vers autre chose. C’était chouette, hein !
On n’a pas fait beaucoup de chemin. Quatre semaines, c’est bien court. Mais même ces quelques pas nous ont conduits hors du sentier. Entre notre vie collective dans ce centre de vacances, leur vie d’avant et leur vie d’après, déjà quelque distance…
C’est probablement pour cela qu’ils pleurent, même si, pour certains, c’est par contagion
Nous, l’équipe éducative, nous sommes très contents de notre travail. Nous avons apporté des « choses » à des enfants qui n’attendaient que ça. C’était chouette, hein ! on est fier de nous.
Mais à quoi ça sert , puisque, pour eux, ça sera pareil qu’avant ? Je veux bien qu’on dise qu’on a semé des graines. Mais qu’est-ce qi va pousser, si personne ne vient, après-nous, mettre un peu d’engrais ?
Vers l’Education Nouvelle, 1982, n°65, p.18-21
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