Aujourd’hui, je me suis offert un petit plaisir que mon cardiologue condamnerait, et l’on verra plus loin qu’il avait raison : je suis allé tourner avec la ronde des obstinés.
Photo : Patricia Tutoy
La ronde a déménagé de la Place de Grève, car il faut bien dire que certaines nuits étaient dures à tenir. Et il lui arrive de ressurgir, ici ou là. Aujourd’hui, elle tournait devant le Panthéon. Je suis donc allé tourner avec Clara, devenue ma compagne de révolution, en tout bien tout honneur. Et, pendant une petite heure, nous avons tourné, ci dans un sens ci dans l’autre.
Frappant : point n’étaient là des têtes d’anarchistes le couteau entre les dents. Des jeunes enseignants et des jeunes étudiants un peu… comme il se doit d’être à cet âge. De temps en temps, ils criaient qu’ils ne voulaient point de la LRU, ce qui, somme toute, est un signe pensée mentale de haut niveau. Mais il avait aussi de doctes docteurs, d’âge plus avancé. Je me souviens de celui-là, assez grand, avec peu de cheveu sur la tête qui marchait devisant avec une collègue ou une élève, je ne sais. Habillé autrement, il eût pu passer pour Socrate. Peut-être d’aucuns en pensaient-ils autant de moi quoique ma face barbue pouvait davantage faire penser à Bakounine jovial. Nous étions accompagnés de deux étudiants. Seulement deux. Et de zéro collègues. Là c’est plus normal car ils se sont jetés sur les cours de rattrapage.
Puis vint le moment où comme tout tourneur d’un certain âge, j’entraînai ma compagnonne vers un établissement de cure pour restauration et libations. Nous en étions à nous offrir le plaisir libertaire d’un café gourmand et d’un café liégeois lorsque vit à passer Christophe, son drapeau rouge du Sud sur l’épaule. Et, toute caféine consommée, nous sommes allés tourner encore. Flattés parce qu’il y avait là BFM, qui ne manque jamais une occasion d’être là et une ou deux chaînes étrangères. La ronde s’était étoffée. Je me sentais vraiment bien sous l’inscription du fronton du Panthéon qui semblait avoir été écrite juste pour nous : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ».
Il y avait davantage d’ « âge mûrs », me semble-t-il. Les jeunes avaient débuté tôt et semblaient être un peu plus assis. Il faut bien dire que tous ceux qui n’avaient pas pris de chapeau, comme moi, commençaient à cuire un peu sous le soleil.
Une journaliste de Canal Plus n’en finissait pas de préparer son plateau. Il faut dire que les TV ont un rituel. D’abord on plante la camera sur un pied en plan large et on prend la ronde qui tourne. Ensuite, on prend la caméra à l’épaule et on se glisse dans la ronde, à contre-courant. Et puis le, ou la, journaliste fait son petit plateau. Canal Plus prenait son temps. On verra plus loin qu’elle a eu tort.
Car il y avait des tentations. Cette putain de mairie tiberistique du 5ème arrondissement. D’aucun avaient prévu qu’il serait crié « Tiberi » et qu’à ce moment là on se serait rué sur la porte dont un tiers était ouvert. Mais voilà que devant cette putain de mairie viennent se placer les membres d’un mariage avec mariée en blanc immaculé pour livraison au taureau. Je ne sais si c’est la crainte d’empêcher cette belle pucelle de dire « oui » qui fut la cause. Personne ne cria « Tiberi ». Ce qu’on ne sait pas, c’est que la pauvre femme, dans dix ans, dira qu’elle regrette que cette putain de ronde ne l’ait pas empêchée de dire « oui » à ce connard qui la monte tous les soirs et se tourne aussitôt comme la bête repue.
Toujours est-il que, faute d’empêcher le dépucelage, il fut décidé, allez savoir par qui, d’aller chez la Pécresse. Et c’est là que la situation échappa à la journaliste de Canal qui était bonne pour faire son plateau devant une place du Panthéon vide…
Pourquoi chez Pécresse ? Non point pour lui faire subir les outrages de la mariée. Nous sommes des universitaires sérieux. Et puis, je crois savoir qu’elle a une expérience de la chose, car elle a étudié à l’Institution Sainte-Marie de Neuilly-sur-Seine. Alors la ronde se rompit et partit en direction de l’ancienne École Polytechnique devenu comme on le sait Ministère de l’Intelligence Torturée (MIT). Naturellement, il y avait là quelques éléments de vous imaginez quoi, avec barrière et résistance promise après l’occupation de la semaine dernière. Nous contournâmes donc, continuant la rue Descartes, puis empruntant la rue Clovis et nous infiltrant rue Jacques Henri Lartigue pour trouver une porte bienheureusement ouverte.
Hélas, pour faire plaisir à mon cardiologue, c’est au moment où j’allais conclure que mon muscle cardiaque se mit à battre follement. Quel coïtus interruptus ! Au moment où j’allais enfin occuper ce putain de ministère voici… Comme dans la chanson de Brassens, « le nombril de la femme d’un flic »:
« Mais, hélas! il était rompu
Par les effets de sa hantise,
Et comme il atteignait le but
De cinquante ans de convoitise,
La mort, la mort, la mort le prit
Sur l’abdomen de sa complice:
Il n’a jamais vu le nombril
De la femme d’un agent de police… »
Je ne pus qu’aller déposer ma douleur sur un banc du Square Paul Langevin.
Mais mon repos fut de courte durée. Je sus que l’attaque de Fort Pécresse avait dû réussir, car voici que, dans des bruits de pimpons effroyables, arriva un train de voitures de flic. Il faut dire que cela n’a pas la noblesse de la cavalerie arrivant à toute vitesse, clairon au clair, pour délivrer les pauvres émigrants assiégés par les Sioux. Mais cette présence me comblait de joie. Elle prouvait que l’assaut avait dû être profitable. Bientôt, un chef, avec son escouade, monta la rue Monge et en annonçant : « Allez, les gars, on y va ». C’était l’assaut. L’horrible assaut. J’attendis ainsi de longues minutes, voire de longs quarts d’heure espérant que mon rythme cardiaque baisse pour pouvoir aller voir. Mais point de répit. Aujourd’hui mon coeur était pécressien !
A un moment, je sus que la cavalerie avait fait des prisonniers. Il y eut des mouvements de véhicules et le panier à salade (grande taille, façon autobus) se dégagea pour remonter. Je jubilais, parce qu’il eût un mal de chien à cause des voitures qui venaient à contresens.
Puis j’entendis crier « libérez nos camarades ». Une fois de plus la victoire était à la force brutale.
Mon petit coeur y trouva tant à redire qu’il lui fallut encore trois heures et un petit dodo pour revenir à la normale.
Le savoir n’est pas une marchandise.
L’université n’est pas une entreprise.