Le téléphone sonne enfin. Voilà une heure que j’attendais.
– Salut Grand Vizir. Ca y est, on décolle.
– C’est pas trop tôt.
– Oui, je sais, Vizir. On a eu un problème. Je te raconterai. On va rattraper cela. Tu vas voir, on va être à Beauvais en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. A tout à l’heure !
Mon disciple veut m’emmener en avion.
Je pense qu’à l’époque de son entrée dans ma vie, il aurait bien aimé être le disciple de quelqu’un d’autre. Il avait les yeux de Chimène pour un calife local hâbleur et embrouilleur, d’origine incertaine.
Ce calife l’avait posé là.
Je l’ai découvert un jour, le cul répandu sur mon fauteuil, ses sales doigts sur le clavier de mon ordinateur, me narguant de sa grande superbe (pas si haute que ça). Il était là, disait-il, pour écrire une thèse sous la direction du calife. En vrai, il plumitivait des écrivailleries foireuses sur un sujet totalement bidon concernant l’orientation des chauffeurs d’autobus.
Il utilisait des méthodes éprouvées de la psychologie expérimentale : il leur faisait apprendre et réciter l’itinéraire. Quand ils ne savaient pas, il les frappait. Seulement, quand on les mettait au volant, ils avaient tellement d’yeux au beurre noir (le record fut de sept yeux chez un seul sujet) qu’ils ne voyaient plus la route. C’est ainsi qu’on retrouva un 48 assurant la ligne A du RER et qui fut désintégré le premier jour. Un autre, suivant en cela l’exemple du thésard, s’envola. L’ennui c’est qu’il n’a pas atterri. On vient d’en signaler un dernier près de Novosibirsk, en panne pour avoir cassé un essieu.
Ainsi préparé à l’orientation, mon disciple (qui n’était pas encore mon disciple car il avait les yeux de Chimène pour qui vous savez), décida d’appliquer ces préceptes d’orientation à son orientation sociale personnelle. Il se mit à flatter tout le monde, tous les califes et même moi qui n’étais rien, en vue d’obtenir une prébende dans le monde universitaire. Mais le calife qui le califait ne le qualifia pas. Je crois qu’il en fut tout marri. Alors, il se mit à nous targuer de haut nous menaçant des pires sévices. Mais comme chacun sait, les universitaires sont des personnes insensibles à la flatterie.
– Etrons, nous dit-il, vous n’êtes que des mini habentes (pluriel de « minus habens »). Je pars. Je pars là où d’immenses étendues sont libres pour les conquérants comme moi. Je vais apprendre à voler en F17 et je reviendrai vous détruire d’une pichenette de missile. Tremblez, professeurs et maîtres-assistants de tous poils qui ne voulez de mon génie suprême. Vos jours sont comptés avant votre désintégration.
Et, contre toute attente, il partit.
D’aucuns furent bien contents, car pour l’obtention des places, cela faisait un concurrent de moins. Les mois passèrent, nous ne pensâmes plus à lui.
Et voici qu’il revint avec un brevet de pilote. Mais comme il était fort désargenté, il ne put que louer un ULM d’occasion. Et pour se venger de l’avoir oublié, il nous bombarda de pastèques pourries, puis se tournant vers nos visages dégoulinant de pulpe et de pépins, il déclara :
– Douillou avé jobfort mi ?
– Téléphoner maison ?
Il s’exprimait dans un sabir que nous ne comprenions guère, car c’était du vrai américain d’Amérique, cette langue vernaculaire utilisée par les cow-boys. Mais, comme il s’était éloigné longtemps de ses yeux, le Calife l’avait oublié lors de la dernière distribution des emplois de la couronne. Alors, se tournant vers moi, il me dit:
– Tu vois, être, je reviens d’une longue aventure où mille opportunités se sont offertes à moi chaque jour: J’ai possédé des trésors fabuleux, j’ai dirigé de grandes compagnies, les plus belles actrices d’Hollywood se sont battues pour recevoir une injection de mon génie, j’ai disposé de la puissance et la gloire…
Puis, voyant mon œil atone, il s’interrompit subitement. Son visage exprimait un désarroi absolu :
– En vrai, Grand Vizir, je voudrais être ton disciple.
Nul ne peut être insensible à qui le traite de Grand Vizir, sauf que Grand Calife pouvait aussi faire l’affaire.
Bien lui en prit. Car, grâce à mes attentifs conseils, le voici Maître de Conférences prestigieux, dans une prestigieuse université française.
Pour me remercier de son disciplinat, mon disciple décida de m’envoyer en l’air.

Le téléphone raccroché, je m’empresse donc vers mon véhicule de catégorie supérieure, adapté à non standing personnel. Quelques kilomètres vite accomplis et me voici à l’aéroport international de Beauvais-Tillé qui, à l’époque n’était pas ce qu’il est advenu. C’était un aéroport où seuls trois ou quatre charters se posaient par an. Pour le reste, le trafic était composé d’avions particuliers pour des personnes de qualité… Comme moi.
C’est là que mon disciple, qui a donc coutume de m’appeler Grand Vizir, doit venir me chercher pour me faire jouir d’un survol de la Picardie normande et de la Normandie picarde. Il m’a promis des sensations fortes.
… Il me prend pour un blaireau, comme si je n’avais jamais pris l’avion… Mais cela ne fait rien. Il faut être compréhensif avec les humbles.
Toutefois, cette insistance à me mettre en l’air m’intrigue quelque peu. Je me demande s’il n’a pas l’intention de me précipiter pour m’occire et prendre ma place. Tous les disciples souhaitent supplanter le maître, et celui-ci surpasse les autres par sa flagornerie mielleuse. A tout hasard, je me suis armé.

L’aéroport international de Beauvais-Tillé est désert , comme à l’accoutumée, dans un brouillard à couper au couteau. Le marchand de journaux a fermé sa boutique depuis 47 jours. Je découvre enfin un immigré lascif armé d’un balai à qui je demande où se trouve l’accueil et qui me répond dans un sabir glauque :
– Toi y en a qu’à crier ou taper dans les mains.
J’accomplis illico la divine incantation. Je crie en tapant dans les mains :
– Holà, manants ! C’est le Grand Vizir. Y a-t-il créature vivante ici ?
Aussitôt apparaît l’hôtesse d’accueil, le cheveu en broussaille, qui rajuste un sein qui déborde de son corsage, suivie du directeur qui rajuste ses pudenda dans son haut de chausses. Ce dernier s’incline profondément devant moi.
– Excusez-nous, Maître Grand Vizir. Il y a si peu d’activité ici qu’on était en train de se donner un peu d’exercice. Autrement, nous prenons du poids, assis sur nos chaises à ne rien faire. Le médecin a dit qu’il fallait nous agiter un peu. Alors on s’agite.
Puis, tapant à son tour dans ses mains :
– Holà, larbins immondes, crie-t-il alentour. Notre Vizir nous fait l’auguste honneur d’une visite inattendue. Préparez tout.
Aussitôt une nuée de serviteurs serviles sort de toute part, certains rajustant des parties de chair, comme l’hôtesse, d’autres écartant des parties de cartes. Un tapis rouge, s’installe à partir de mes pieds, mais les pauvres hères ne semblent pas savoir dans quelle direction le dérouler. Le directeur s’incline de nouveau vers moi :
– Noble et généreux Vizir, accepteriez-vous de me dire ce qui nous vaut l’honneur de cette visite inattendue ?
– Je vais prendre l’avion.
– Allez, esclaves. Notre Vizir va prendre l’avion. Déroulez le tapis rouge jusqu’à l’avion.
Il me regarde servilement.
– Mais, Vizir, il n’y a point d’avion.
– Point d’inquiétude, serviteur. Mon avion va venir. C’est mon disciple qui le pilote. Mais auparavant, je souhaiterais boire un café.
– Mais certainement, Vizir suprême. Comment n’y ai-je pas pensé. Si vous voulez bien me suivre jusqu’en mon salon d’accueil. Je vous fais porter sur le champ cette réconfortante boisson. J’ai coutume de prendre une hôtesse avec mon café. Vizir Glorieux, en souhaitez-vous une aussi ?
J’entre dans le salon en question dont le désordre témoigne des usages locaux. Je me promets de faire trancher la tête de ce directeur à la première occasion pour avoir osé me proposer une hôtesse ayant déjà servi. Mais pour l’heure, j’ai besoin de lui. Il a posté des guetteurs tout autour, sur les toits. Je savoure un café totalement dégueulasse me promettant de faire crever les yeux, à la deuxième occasion, de l’abruti qui l’a préparé.
Dans la flagorneuse agitation ambiante, je crois percevoir dans le talkie-walkie du directeur qui renvoie les conversations de la tour, que mon avion est annoncé. Mais, je fronce les oreilles quand j’entends :
– Ici Charter Air 3452 en provenance de Mers les Bains. Je demande l’autorisation d’atterrir.
– Ici le disciple du Vizir. Disciple Airlines. Je demande l’autorisation d’atterrir.
C’est bien ma chance ! Juste là, au moment où je dois embarquer sous les applaudissements, un charter arrive. Tous des pauvres.
Et voici que la tour, car il y a une tour à Tillé, cause :
– Ici la tour. Disciple Airlines, c’est quoi comme compagnie ? Je ne connais pas. Alors faites pas chier. Attendez. Charter Air vous pouvez atterrir. Prenez la piste sens nord-sud. Brouillard épais. Visibilité nulle. La température au sol est inconnue, mais probablement supérieure à –273°. Quant au vent, je ne sais pas d’où il vient, ni à quelle vitesse il va. Je vous rappelle que vous ne devez pas survoler la rue de l’Orangerie, sinon vous vous ferez tirer dessus. Par contre vous pouvez passer en rase-mottes au dessus du garage Renault parce qu’ils m’ont baisé dans ma dernière facture. S’il vous reste un peu de kérosène, larguer leur dessus pour tacher les costards des clients…
– Déroulez le tapis rouge jusqu’au parking de CharterAir, s’écrie le directeur.
J’éclate de rire. Troublé, il me précise :
– Maître Noble Vizir, je fais dérouler le tapis rouge pour préserver vos semelles afin qu’il n’y ait pas trop de crottes de chien quand nous allons devoir les lécher. Puis-je vous faire respectueusement observer que ce n’est pas drôle.
– Directeur, tu n’es qu’un âne. Dans ta bêtise tu es là à croire que ce qui est gros est forcément attaché au Vizir. Je vais donc bien rire à voir les grands-pères et les grands-mères du charter en provenance de Mers les Bains marcher sur ton tapis rouge.
– Votre avion n’est pas le gros ?
– Non, crétin, c’est le petit. Dès qu’il est au sol, conduis-moi vers lui afin que j’y monte.
– Vous voulez dire que votre avion c’est le petit zinc de merde de Disciple Airlines, piloté par l’ergonome déplumé ?
– Comment sais-tu que c’est un ergonome déplumé ?
– Parce que j’ai reconnu sa voix. Tous les week-end il vient tourner autour de la rue de l’Orangerie pour faire chier le mec qui habite là et regarder sa femme qui prend des bains de soleil. La prochaine fois, ça va être marrant parce que le mec vient de s’acheter une DCA et il va le descendre.
– N’empêche que le petit zinc de merde piloté par l’ergonome déplumé, c’est pour moi. Alors tu laisse ces braves gens de Charter Air atterrir en paix avec ou sans tapis rouge, puis tu me fais atterrir pas trop loin le petit zinc de merde piloté par l’ergonome déplumé. Et l’on se dépêche, parce que je suis venu pour voler, pas pour parler.
– Ah oui, Vizir Valeureux. Il ne sera pas dit que j’aurai failli à mes devoirs.
Le directeur empoigne son talkie walkie.
– La tour. Ici le directeur. L’avion du Vizir noble et généreux n’est pas le gros. C’est le petit.
– Vous voulez dire que son avion c’est le petit zinc de merde de Disciple Airlines, piloté par l’ergonome déplumé ?
– Oui. Alors dégagez Charter Air et laissez atterrir en priorité Disciple Airlines.
– Oui, Monsieur le Directeur. Charter Air, dégagez à droite ou à gauche, mais dégagez. Laissez atterrir le petit zinc de merde piloté par l’ergonome déplumé . Disciple Airlines vous pouvez atterrir. Prenez la piste sens sud-nord. Brouillard épais. Visibilité nulle. La température au sol est inconnue, mais probablement supérieure à –273°. Quant au vent, je ne sais pas d’où il vient, ni à quelle vitesse il va. Je vous rappelle que vous ne devez pas survoler la rue de l’Orangerie, sinon vous vous ferez tirer dessus.
Le directeur se tourne vers moi.
– Voyez Vizir Majestueux. Tout est fait pour votre service. Votre digne aéroplane sera dans quelques instants à vos pieds. Je vous accompagnerai jusqu’à l’aile. Je baise vos mains et vos chaussures qui ont marché sur le tapis rouge.
Ensemble nous sortons des bâtiments de l’aéroport, côté pistes. Comme ils sont un peu à court de tapis rouge, des sous-hommes en déroulent un au fur et à mesure devant mes pieds tandis que d’autres l’enroulent au fur et à mesure après mon passage. Le talkie-walkie émet toujours des borborygmes.
– Directeur, ici la tour. Charter Air dit qu’il est trop engagé dans son approche pour renoncer à atterrir. Je fais quoi ?
– Dites-lui de se tirer avec son putain d’avion.
– Charter Air, tirez-vous avec votre putain d’avion.
Je lève les yeux vers le ciel. A ce moment, le brouillard se dissipe d’un coup. Au nord, le putain d’avion, le gros Charter Air est prêt à toucher la piste. Au sud, mon avion, piloté par l’ergonome déplumé, aussi !
Merde. Ce con de contrôleur a envoyé les deux avions l’un contre l’autre. Et le pilote de Charter Air probablement si furieux qu’il continue et mon disciple, aveuglé par la brume ne voit rien.
La catastrophe semble inévitable jusqu’au moment où le pilote de Charter Air prenant sans doute conscience des risque que son entêtement lui fait courir remet les gaz à fond s’élève de quelques mètres et vire à droite dans un hurlement de réacteurs.
Quelques instants plus tard, mon avion s’immobilise devant moi pendant que Charter Air s’écrase tranquillement au milieu de la ville. Mon disciple descend, accompagné de deux femmes.
– Salut, Grand Vizir. Prêt à décoller ?
– Prêt à décoller, mon disciple.
Le directeur s’incline très profondément :
– Grand Vizir, tout le personnel de l’aéroport s’incline à tes pieds et te remercie de ta glorieuse visite. Tu as pu apprécier notre habileté dans la gestion du contrôle aérien. Nous regrettons que tu montes dans un petit zinc de merde piloté par un ergonome déplumé. Car nous formons les pires inquiétudes concernant ce qui va t’arriver avec ce pilote-là. Toutefois, saches que s’il mésadvenait que tu soies victime de la hargne forestière de ce serpent, saches bien que nous n’aurons de cesse avant de t’avoir vengé et précipité ce monstrueux dans la géhenne fétide de sa malfaisance accomplie. Saches, O mon Grand Vizir empreint de majesté suprême…

Quelques minutes plus tard je suis installé inconfortablement dans une cabine étriquée, avec un casque sur les oreilles et mon disciple effectue ses vérifications avant le décollage.
Ces vérifications faites par mon disciple valent leur pesant de couscous. Elle comprennent : Etude avancée sur ordinateur de la répartition des passagers en fonction de leur poids, avec invitation à procéder à diverses mictions et défécations pour alléger le tout ; examen attentif de toutes les vis, boulons, écrous ; lecture de la check-list avec re-lecture autant de fois que nécessaire jusqu’à l’obtention du silence absolu dans la cabine avec respect manifeste pour le pilote ; conversations avancées et répétées avec la tour du genre « Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, est-ce que je peux lever le petit doigt ? », « Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO est-ce que je peux respirer ? », etc., etc..
Enfin, après un siècle d’avanies, l’avion s’ébranle, roule, roule, roule et s’élève enfin.
Le commentaire perfide jaillit inévitablement de la bouche du pilote incompétent :
– Qu’est-ce qu’on était lourd.
Toujours aimable. Il est vrai qu’à cette époque, j’avais un certain embonpoint. Mais la correction, tout de même, était de n’en point faire cas. Est-ce que je me permets de dire quelque chose à propos de la calvitie précoce de mon disciple. D’ailleurs je serais gêné, car on a coutume d’associer la calvitie à une bonne sécrétion d’hormones sexuelles mâles. Alors moi qui suis et resterai plein de cheveux jusqu’à ma mort. C’est humiliant, tout de même.
Pour détendre l’atmosphère, j’émets un souhait :
– Disciple, je voudrais survoler Beauvais.
– Tu rêves Vizir, c’est interdit. On n’a pas le droit de survoler Beauvais.
Voilà, ça commence. On m’invite à voler, en promettant monts et merveilles et dès que j’émets le moindre souhait, on me refuse tout. Puisque c’est ainsi je ne vais pas rester une minute de plus dans ce petit zinc de merde piloté par un ergonome (vous remarquerez que je ne fais plus d’allusion à ce que vous savez). Je vais aller voir le directeur de l’aéroport pour qu’il m’affrète un Boeing. J’annonce :
– Puisque c’est comme cela, je veux descendre. Où sont les parachutes ?
– Il n’y a pas de parachutes.
– Comment, pas de parachutes ? Me voilà livré aux caprices des vents et d’un pilote tyrannique qui veut m’interdire de m’épanouir personnellement par la visite aérienne de cette cité superbe. Saches, Disciple, que tu me déçois profondément. Que je regrette déjà d’être à bord et privé de mes droits civiques d’aller et venir comme bon me semble. Je vais donc te donner lecture de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen qui stipule que :
Art.1 Tous les hommes naissent libres et égaux en droits.
Art.2 Les vizirs sont libres de voler où bon leur semble.
Art.3 Tout pilote d’avion doit obtempérer quand un vizir donne un ordre.
Je prends conscience du complot. On m’emmène en avion dans un petit zinc de merde piloté par un ergonome… fou et méchant et il n’y a même pas de parachute. Je vois. On me veut du mal. J’ai bien fait d’emmener un pistolet. J’exhibe mon arme.
– Pas de cris. Ceci est un détournement avec prise d’otages. Et maintenant on survole Beauvais sans discuter.
Mon disciple est mort de peur. Son visage fait semblant de se foutre de ma gueule. Oui, mais je sais qu’au fond du fond de lui, il crève de peur.
Enfin, il était temps que l’autorité soit rétablie dans cet avion.
Pourtant, voilà que le pilote cause :
– La tour. Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO. J’ai un détournement avec prise d’otage. Le bandit voudrait survoler Beauvais. C’est interdit non ?
– Ecoute mon pote, déjà que tu nous déranges avec ton bruit. Alors tu fais pas chier avec ton détournement et tout ça. Ici c’est un aéroport international, tu comprends. Ya un avion pour Dublin le vendredi soir qui revient le dimanche soir plus un ou deux charters par an. Ca nous épuise. Heureusement, de temps en temps ya un Charter Air qui s’écrase. Ca diminue le trafic. Le reste du temps, on fait de la maintenance. C’est fou ce qu’on a comme maintenance à faire, maintenance du bar, maintenance des fauteuils pour la sieste, maintenance des hôtesses. Alors, tu survoles ce que tu veux. Sauf la rue de l’Orangerie parce que tu vas te faire tirer dessus.
– Roger.
– Je m’appelle pas Roger. Je m’appelle Antoine. Salut mec.
Mon disciple se retourne vers moi:
– Tu vois, c’est interdit de survoler Beauvais.
– Je ne déduis pas de ce propos qu’on ne doit pas survoler Beauvais. J’ai entendu « survole ce que tu veux sauf la rue de l’Orangerie».
Mon disciple s’énerve.
– Et bien moi je n’ai pas envie de survoler Beauvais.
Et voici qu’il ne regarde d’un regard pénétrant. Et il ose ajouter :
– D’abord c’est une ville de merde habitée seulement par des cons. Ensuite, il y a la cathédrale, la plus haute d’Europe. Alors on va se la prendre dans la gueule. Si on en réchappe, il y aura ce con de la rue de l’Orangerie qui va nous tirer dessus. Enfin, si on est encore vivant, probabilité infime, on va se faire cramer par l’incendie de toute la ville provoqué par le crash de Charter Air.
– Je vois. On invite le vizir pour lui faire visiter le monde et on commence par le priver de tout ce dont il a rêvé des nuits durant depuis des mois. Je vois. Mon plaisir est gâché dès les premiers instants. Disciple, tu m’as profondément blessé. Je vais tuer un otage.
Ma menace l’intimide.
– Bon. D’accord. Vizir, nous allons survoler Beauvais.
– Et la rue de l’Orangerie aussi.
Disciple sursaute.
– Et la rue de l’Orangerie aussi. Ca va pas non ?
– Je vais tuer un otage. Je veux survoler cette rue. Elle est sublime.
– Mais on va se faire tirer dessus.
– On ne tire jamais sur un Vizir. Dis-toi bien cela, disciple. Et même, si cela arrive, tu devras prouver ton habileté en slalomant entre les obus.
Et je conclus :
– Disciple, montres-nous que tu es un pilote, un vrai. Ou alors, je tue un otage.
Mon disciple est piqué au vif. Je sens que sa fierté le conduit là où je désire.
– Tu veux aller rue de l’Orangerie. Eh bien, on va y aller dans ta rue de l’Orangerie. Allez, en piqué. Vizir, à partir de cet instant tu es mon navigateur. Séquence d’acquisition de cible. Introduction des caractéristiques : maison avec DCA habitée par un con qui se prépare à nous tirer dessus.
Le premier survol de la rue de l’Orangerie se passe sans incident. Nous pouvons admirer la sublime propriété toute entourée d’espaces verts et de bassins où des naïades s’ébattent gracieusement parmi les fleurs et sous l’ombrage des micocouliers.
Je me marre. Personne n’a tiré. Tout cela n’était que foutaises.
– Tu vois, disciple, il ne se passe rien.
– Très bien. Deuxième passage. Acquisition de la cible. Missile numéro 1. Paré. Vizir, tu vois ce bouton rouge. Si on nous tire dessus, tu appuies dessus.
– Très bien disciple.
Et joignant le geste à la parole :
– J’appuie sur le bouton rouge… Oh merde ! C’est parti !
Le missile nous quitte vivement et va détruire la maison de la rue de l’Orangerie. En quelques instants, ce ne sont plus que ruines, arbres fracassés, naïades déchiquetées.
– Disciple, je dis, ce n’est pas bien grave. C’était juste un exercice. Mais sait-on qui habite rue de l’Orangerie ?
Mon disciple éclate de rire, de ce rire immonde des malfaisants intrinsèques nés pour détruire et répandre le malheur dans le monde.
– Tu ne sais pas qui habite rue de l’Orangerie, Grand Vizir ! Mais c’est toi.
Merde, c’était moi. C’est vrai. J’avais oublié. Ce disciple avait commencé son entreprise pour devenir calife à la place du vizir. J’affirmai mon arme dans ma main. Tout à l’heure, ce salaud aurait son compte. Je ne pouvais pas le tuer maintenant, je ne savais pas piloter l’avion.
– Assez, disciple. On s’en va.
– On ne repasse pas pour finir de détruire la maison du con qui…
– Non. On ne détruit plus rien. On n’est pas là pour détruire, mais pour aimer notre prochain. Disciple, on s’en va. Cap sur la mer.
– A tes ordres, vizir. Cap sur la mer.
Je range mon arme.

Mon disciple est un maniaque. Il a lu dans un bouquin qu’on doit s’annoncer à tous les contrôles aériens, même les plus minuscules. En quelques minutes nous étions au dessus d’Amiens. Voilà que disciple cause dans son micro.
– Contrôle Amiens. Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, en provenance de Beauvais et me dirigeant vers Abbeville.
– Ici contrôle Amiens. Tu veux quoi, mec ? T’as un problème ? T’es nerveux, tu as envie de pisser, t’es en MayDay ? Bon, maintenant tu te casses. J’ai un programme spécial de maintenance à mettre en œuvre avec une petite stagiaire du contrôle aérien du septième ciel. Alors tu me lâches la grappe. Tu te tires vers le nord, l’est, l’ouest ou le sud. Adieu Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO.
– Roger.
– Je ne m’appelle pas Roger. Je m’appelle Philippe.
– Roger Philippe. Je note.
Un quart d’heure plus tard on survolait Abbeville.
– Contrôle Abbeville. Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, en provenance de Beauvais et me dirigeant vers Le Crotoy.
– Ici contrôle Abbeville. Tu veux quoi, mec ? T’as un problème ? T’es nerveux, tu as envie de pisser, t’es en MayDay ? Bon, maintenant tu te casses. J’ai un programme spécial de maintenance à mettre en œuvre avec un petit stagiaire bien giron du contrôle aérien du septième ciel. Alors tu me lâches la grappe. Tu te tires vers le nord, l’est, l’ouest ou le sud. Adieu Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO.
– Roger.
– Je ne m’appelle pas Roger. Je m’appelle Jean-Marc.
– Roger Jean Marc. Je note.
Et pareil au contrôle du Crotoy, du Touquet. Ca n’arrête pas de jaspiner. Ca me gonfle ! J’interviens pour élever le niveau du débat.
– Je suis pas là pour entendre toutes ces conneries. Je veux survoler la mer. Je veux me retrouver seul au milieu de l’océan comme Mermoz au centre de l’Atlantique. Je veux sentir l’odeur d’algues monter jusqu’à moi. Je veux respirer infiniment l’infinitésimal infini. Je veux être délivré des chaînes de la vie citadine et putride, monter dans le ciel et approcher l’Etre Suprême.
– On ne va pas survoler la mer, Vizir.
– Et pourquoi ne survolerait-on pas la mer, Disciple ?
– Parce que si on avait une panne on ne pourrait pas atterrir.
Voilà bien l’aviation moderne. Voler au dessus des pistes pour le cas où. Fini le temps où le moindre décollage était synonyme de jouer sa vie au casino. Adieu Blériot, adieu Lindbergh, adieu Radiguet, adieu Mermoz, adieu Saint-Exupery qui vécût seul sans personne avec qui parler véritablement jusqu’à une panne dans le désert du Sahara parce que quelque chose s’était cassé dans son moteur…
Je m’apprête à reprendre mon arme pour contraindre Disciple à élever son âme lorsque la radio borbore.
– Allo, Objet volant non identifié. Ici le contrôle de Dieppe. Donnez votre nom, prénom, adresse, date de naissance, numéro de Sécurité Sociale, pointure des chaussures. Chasseurs prêts à décoller si non réponse immédiate. Identifiez-vous !
– Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO. Tu veux quoi mec. T’as des contractions. T’as pas de programme spécial de maintenance à accomplir avec un ou une stagiaire du contrôle aérien. T’es tout seul. T’as rien d’autre à faire que de m’emmerder.
– Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, votre licence vous sera retirée pour ces propos fétides.
Cette avanie réveille Disciple :
– Accrochez vous.
Et s’adressant à moi:
– Navigateur, préparez l’acquisition de la cible pour destruction de ce connard de Dieppe
– Allo Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, ici Dieppe. Je vous sens hostile. Hissez le drapeau blanc.
Disciple m’interpelle:
– Navigateur, hissez le drapeau noir.
Je hisse.
– Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, vous hissez le drapeau noir, nous lançons les chasseurs
– Dieppe, vous n’êtes qu’un blaireau fossile. Vos chasseurs, je vais les empailler. Je vais en faire du steack tartare, du boudin antillais, de l’andouillette de Troyes, du hachis Parmentier, de la purée de carottes.
Pendant qu’il raconte sa carte, mon écran radar s’anime. J’interviens :
– Deux hostiles au 421.
Sans hésiter, Disciple m’ordonne:
– Alors essayez à la Belotte. Armez missiles.
– Missiles armés.
– Grattez l’allumette
– Allumette grattée
– Attention… Feu !
Quand il s’en donnait la peine, Disciple était vraiment un pilote hors pair. On allait enfin rompre la monotonie de ce vol fastidieux.
Le premier missile alla s’encastrer dans le Ferry de Newhaven qui explosa immédiatement et sombra dans le port en quelques instants. Le second missile nous entra dans le cul, Mais c’était un F15 hostile qui l’avait lancé. Cet événement sembla troubler Disciple.
– Vizir. J’ai un trou dans le cul.
– Le contraire m’eût étonné à moins que tu ne soies mal formé.
– Vizir Crétin. On a un trou dans le cul de l’avion. C’est pas habituel de voler comme cela. Les gaz s’échappent.
– Disciple matérialiste, saches qu’il y a mille façons de piloter un avion. La façon désespérée et désespérante qui est la tienne et la façon poétique qui est la mienne. Nous allons donc continuer en déclamant des vers.
– Vizir, nos passagères !
– Quoi, nos passagères ?
– Elles ne sont plus là !
– Oh, mortel, arrête de compter comme cela. C’est mesquin. L’important c’est la mission que Dieu nous a confiée. Pilote, mon disciple, pilote afin que je puisse armer le missile rédempteur qui purifiera le monde.
Le missile lancé par mes soins, arracha la bouteille de Jameson que l’autre débile du contrôle de Dieppe était en train de boire. Du coup, sa tour fut transformée en chaleur et lumière, ce pauvre type se retrouvant assis sur un tabouret haut du bar de l’aérodrome avec un double J&B dans les mains et hurlant qu’il voulait absolument du Jameson et que le J&B, c’était de la merde.
Le troisième missile, lancé par on ne sait qui, atteignit la gare SNCF de Dieppe, détruisit les bâtiments, le train en correspondance du ferry qui ne servait plus à rien puisque le navire était coulé et qui de toute façon ne serait pas parti parce comme d’habitude les cheminots étaient en grève. La destruction se produisit sous les vivats de la foule enthousiaste de voir réduit en cendres gare, trains et ces connards tout le temps en grève.
Le quatrième missile ne fut pas retrouvé. Certains pensent qu’il y a peut-être un rapport avec la disparition, ce jour là, d’un Airbus d’Air Lingus qui assurait la liaison Dublin-Paris Charles de Gaulle et qui devait se trouver dans les parages. Mais aucune preuve n’a pu être apportée.
Par l’anus artificiel pratiqué par le missile dans la coque de notre avion s’échappaient diverses substances et morceaux. Il était à craindre que cette dysenterie mécanique ne provoque quelque incident fâcheux. Disciple, comme d’habitude semblait incapable de tout. Il était temps que je reprenne les choses dans mes mâles mains.
– Disciple, il faut nous poser.
Il n’était plus question de nous poser sur la piste de l’aérodrome, car elle était pleine de trous de bombes et l’on risquait encore de rencontrer un hostile ou l’autre contrôleur à la con qui n’avait pas de stagiaire pour s’occuper. Je choisis donc la promenade du front de mer. Disciple, au plus bas psychologique, réussit à poser l’avion. Ceci fut fait avec fracas, mais sans pertes sous les acclamations de la foule enthousiaste dès qu’elle me reconnût comme Phileas Fogg accompagné de son valet. Le maire fit un discours et nous conduisit au restaurant Les Arcades où un vin d’honneur nous attendait. Là, toutes les célébrités virent me saluer: Georges Marchais, Adamo, Patrick Poivre d’Arvor, Jacques Chirac, Boris Eltsine, Margaret Thatcher. Chacun et chacune me demandait le nom du petit homme qui se trouvait près de moi et me félicitait d’avoir emmené mon valet en avion alors que d’autres patrons moins progressistes l’auraient laissé courir derrière.
A chacun et chacune, je répondais :
– Regardez le bien. C’est mon disciple. Alors, bientôt ce sera votre maître.

Dix ans après, le disciple est devenu Vizir et même Calife 737. Il n’a point déçu mes espérances. Quand il décolle ou atterrit toute la Chine l’acclame. A ma connaissance, il est le seul prof de fac à être devenu pilote de Boeing. Pour ce faire, il a courageusement dominé toutes les avanies et tous les pièges qu’on lui a tendus. Il ne s’est pas brûlé les ailes même si elles ont eu chaud, quelquefois.
Il a toujours le crâne déplumé. Même davantage. En tenue de pilote, cela fait vraiment classe.
Quand il a quitté l’Université, il m’a dit qu’il n’avait pas beaucoup aimé l’histoire ci-dessus que je croyais pleine d’affection. Mais on me dit toujours que mon ironie est… spéciale et qu’il faut me connaître. Aujourd’hui je la publie avec fierté, car voilà un disciple qui n’est pas devenu comme son maître. Beaucoup pourraient s’en inspirer.
Cet unique voyage que je fis dans un si petit avion m’a laissé un souvenir impérissable. Surtout de notre atterrissage à Deauville avec un gros avion devant et un gros avion derrière. Chacun d’entre nous, parvenu à une certaine « maturité » sait bien qu’il n’a pas atteint ce qu’il aurait pu atteindre. Sans que ce soit forcément de sa faute. A l’époque où nous enseignions ensemble et où j’avais des responsabilités, il m’avait proposé des thèmes de séances très originaux. Je lui avais dit : « Vas-y, essaie ».
Je ne croyais pas si bien dire.

Les éditions du Vizir. 9.11.1998 – 10.02.2008