Mai 1968 : 15 – les politiques et Charlety

Mai 1968 : 15 – les politiques et Charlety

[Mai 1968: commencer au début]

Les négociations de Grenelle prennent fin. Dans beaucoup d’entreprises comme Renault ou Citroën, ces accords seront rejetés par les ouvriers. Mais c’est quand même habile de la part de Georges Pompidou d’offrir des augmentations substantielles des rémunérations, ce qui ne sera pas sans effet sur la mobilisation.

Viendra le meeting du 27 mai, organisé au Stade Charléty, par l’U.N.E.F., je crois. Il y aura une grande foule et nombre de manifestants devront rester à l’extérieur. Mais surtout, il y aura des intervenants célèbres, notamment Michel Rocard et surtout Pierre Mendès-France. C’est à ce moment que je ressens, enfin, une confluence entre les points de vue et les déclarations des hommes politiques, d’une part, et le mouvement étudiant, d’autre part.

Nous nourrissons une grande réserve vis à vis des politiques. Jusqu’alors nous nous en sommes tenus très à l’écart, y compris de ceux de gauche, qui semblent surtout préoccupés de prendre le bon train. Sur ce point, Mitterrand a fait des déclarations choquantes, comme pour dire, si je me souviens bien, qu’il est prêt à hériter du pouvoir. Mais, pour nous, le pouvoir est dans la rue. Ou, du moins, nous le croyons. En fait, je crois bien que les politiques, même ceux de gauche, ne comprennent pas vraiment ce qui se passe. Les hommes politiques ont une vision bien rigide et, somme toute légaliste, des évènements. Or, ce qui se passe n’est pas légaliste du tout. C’est bien le contraire avec des mouvements populaires qui échappent aux structures politiques et syndicales traditionnelles. Le Parti Communiste est très choqué et très hostile, même si… Il fait la fine bouche devant les dégâts des manifestations. Mais, en réalité, il craint plus que tout ces mouvements non structurés, incontrôlés et, à son plus grand effroi, incontrôlables. C’est pourquoi la position des étudiants communistes sera très difficile entre les consignes qu’ils reçoivent de leur hiérarchie et la sympathie qu’ils éprouvent spontanément pour le côté libertaire du mouvement. C’est tout le paradoxe d’un parti qui a cessé depuis bien longtemps d’être révolutionnaire.

Quant aux socialistes, il sont sur le grill. Pas révolutionnaires pour deux sous et déjà bien empêtrés comme ils le seront toujours par des luttes intestines d’influence, ce qui est encore la S.F.I.O (Section Française de l’Internationaloe Ouvrière – il y a vraiment de quoi sourire) espère, espère. Ils attendent, comme le chat attend sa proie, tout en se fendant de déclarations plus chaleureuses pour les mouvements sociaux des travailleurs que pour ceux des étudiants. Le pouvoir gaulliste est tellement bien ancré qu’ils n’espèrent pas vraiment grand chose. Mais on ne sait jamais. Un 13 mai à fait venir de Gaulle. Ce serait inespéré qu’un autre 13 mai, 10 ans plus tard, le chasse.

Quant au M.R.P. alors, n’en parlons pas ! Ils n’ont jamais eu d’amour propre. Prêts à tout pour une élection ou un ministère. Les pires. Ils sont fangeux. Au moins, les gaullistes se présentent clairement. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a point d’opportunistes parmi eux. L’avenir prouvera que la majorité d’entre eux ne valent pas plus chers que les autres. Mais tant que de Gaulle est là, ils sont tenus en laisse. Et ceux là ne cherchent pas à tendre le petit doigt au mouvement. C’est le désordre qu’il convient de faire cesser au plus vite, voire par une répression sévère, voire sanglante.

Nous sommes donc très isolés. Et faisant l’objet de tentatives de manipulation, on s’en doute bien, d’où l’extrême sensibilité des groupuscules à ce qui pourrait y ressembler, même à peine. Situation paradoxale, parce qu’il nous aurait fallu compter sur ces mêmes politiques pour avoir des chances d’accéder au pouvoir. La plupart d’entre nous était bien incapable de le prendre par les armes. Parce que nous étions dans une position de contestation par l’argumentaire, mais aussi parce que la plupart d’entre nous étions bien incapables de nous servir d’un fusil, conséquence de notre anti-militarisme forcené issu des évènements d’Algérie. Et cette position s’est maintenue. Lorsque que j’ai effectué mon service militaire en 1970, dans un groupe de sursitaires, nous étions très peu nombreux à vouloir nous initier au maniement des armes « au cas où ».

Il faut ajouter, cependant que, pour un assez grand nombre, l’expérience de mai 1968 n’a pas été aussi marquante qu’on le croît souvent et les « héritiers » ne sont pas si nombreux. Nous sommes restés dans cette position ambivalente vis à vis des acteurs et des structures politiques. Peu y ont fait carrière . Ils se sont distingués qui dans l’enseignement, qui dans le journalisme ou l’architecture, ou bien d’autres secteurs, voire même le secteur productif. Seul Daniel Cohn-Bendit fait exception, mais on n’ a pas le sentiment que sa carrière ait été animée par une une frénétique recherche du pouvoir.

Pour moi, le vote a toujours été une confiscation du pouvoir du peuple. En 1969, j’y suis allé, mais l’offre était vraiment peu excitante. Puis j’ai voté P.S.U.. Puis quand le P.S.U. s’est dilué, je n’ai plus voté du tout, jusqu’à ce que des arguments finissent par me convaincre que je ne pouvais pas être critique sans aller au moins voter. Avec le succès qu’on imagine. Quant à l’appartenance à des groupes politiques ou syndicaux, je l’ai fuie comme on le ferait d’une secte, faisant mienne deux citations. La première est de Brassens: « Quand on est plus de quatre, on est une bande de cons ». L’autre est d’Henri Tachan: « Dans mon parti y’a que moi et c’est déjà le merdier ». Pour être sincère, j’ai été syndiqué pendant un an de ma vie, à l’issue de quoi, ayant constaté que tout cela n’avait d’autre but que la promotion personnelle, j’ai déchiré ma carte en petits morceaux que j’ai jetés dans la cuvette des W.C., sa place légitime.

C’est ainsi que, dans le cours naissant de cette ambivalence politique, le meeting de Charléty du 27 mai 1968 m’est apparu comme quelque chose de créatif. Probablement parce que l’initiative en revenait au mouvement étudiant. Aussi parce que, depuis la grande manifestation « unitaire » du 13 mai, rien n’était venu significativement rapprocher les étudiants des travailleurs. Et cela manquait fortement. Dans toutes les assemblées ou les commissions auxquelles je participais, aussi bien avec les étudiants à la Faculté qu’avec les salariés de l’I.P.N., il était évident que ce que nous tentions de construire ne pouvait que s’insérer dans une dimension sociale plus large dans laquelle toutes les formes d’organisation étaient fortement autogestionnaires.

Mendès-France et Rocard étaient venus apporter cela. La caution de Mendès était très importante. Je n’ai jamais vraiment su si la réputation de cet homme était méritée ou usurpée, tant je me méfie des hommes qui nous gouvernent, mais il apportait probablement ce qu’il y avait de moins compromis dans le monde politique. Je ne me souviens naturellement pas de ce qu’il a pu dire, je n’en garde que l’ambiance. On dit aussi qu’il y avait une offre de service, mais je ne m’en souviens point.

Charléty fut un grand moment. Un grand moment de ferveur populaire. Ce n’était pas comme dans une manifestation où chacun, en fin de compte, ne participe qu’à un petit morceau de l’acte collectif. Dans le stade, des dizaines de milliers de personnes savaient qu’elles avaient beaucoup à partager, simplement parce qu’elle étaient ensemble. C’était comme la cour de la Sorbonne un jour de meeting effervescent, sauf que c’était beaucoup plus grand.

Dans une allocution, deux ou trois jours auparavant, de Gaulle avait annoncé un référendum et déclaré que si la réponse était négative, il partirait. Nous avions nos chances.

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Bakounine