Mai 1968: 13 – Après le 13 mai

Mai 1968: 13 – Après le 13 mai

[Mai 1968: commencer au début]

C’est le 13 mai que le couvercle a vraiment sauté !

Cette manifestation était bien trop nombreuse pour qu’il n’ y ait que des étudiants. Il y avait aussi des travailleurs puisque les syndicats étaient là. Et le peuple de Paris. Au moins tous ceux qui souhaitaient que change cette société glacée.

La Sorbonne s’ouvrit. Dans le Grand Amphithéâtre s’installa un débat permanent où chacun put exprimer ce qu’il avait envie de dire. Et comme cela ne suffisait pas, deux jours plus tard, ce fut le Théâtre de l’Odéon. Mais il n’y avait pas que le Grand Amphi et le Théâtre. C’était partout.

Dans le laboratoire de la Sorbonne dont je faisais partie nous nous mîmes à réfléchir aux conditions de travail des chercheurs et de tous les collaborateurs. On s’intérrogea aussi sur le sens de la recherche et, pour ceux d’entre nous qui étaient enseignants au sens et à la manière de transmettre les connaissances. Et quelles connaissances ?

Quand nous nous rendions au Centre Universitaire Censier, nos étudiants en psychologie étaient là, dans telle ou telle salle à critiquer, il est vrai, mais aussi à proposer d’une façon originale et constructive.

Quand je me rendais à l’Institut Pédagogique National, l’ensemble du personnel était mobilisé. Le Service de la Documentation et de la Recherche dont je faisais partie avait créé diverses commissions pour étudier et échanger des points de vue sur nos missions et la manière de les accomplir.

Car on se mit aussi à écouter. Oh, cela ne fut pas facile. Il y avait tant à dire. Il fallut se discipliner et accepter d’attendre son tour de parole tout en piaffant du désir de dire. Et là nous apprîmes que la démocratie était un exercice long. Entendre chacun, avec respect, débattre contradictoirement, cela prend des heures.

Et nous sommes devenus heureux.
Nous sommes devenus heureux parce qu’on rencontrait des gens dans la rue et qu’on se parlait et qu’on se tutoyait.
Nous sommes devenus heureux parce que nous avons cru qu’on pourrait changer les conditions de vie et de travail. Que les patrons respecteraient leurs ouvriers, que les professeurs respecteraient les étudiants et les élèves. Ce que nous avons voulu dire, c’est que l’autorité, quelle qu’elle soit, ne disposait pas de la connaissance absolue pour décider de la vie des gens. Nous avons voulu exprimer que les élèves avaient une culture, que les paysans avaient une culture, que les ouvriers avaient une culture, que les immigrés avaient une culture, que tous nous avions, à des titres divers, une culture et qu’il fallait l’entendre. Et c’est pourquoi nous avons remis en cause toute autorité qui voulait décider pour et au nom des gens qui avaient leur culture et leur droit à la parole.
Nous avons rejeté l’autorité quand elle n’était pas légitime. Celle qui dit « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ». Et pourtant, nous avons continué à admirer les brillants professeurs… et à dénigrer les mauvais. Nous avons continué à admirer les grands hommes politiques. Nous avons continué à débattre de Marx et de Trotski comme de Freud et de Ferenczi, de l’existence de Dieu, de la société de consommation, et du rôle du pouvoir dans la vie politique et sociale.

Et puis nous avons clamé le droit de chacun à la création, à l’épanouissement, à l’innovation, à l’imagination, au rêve, à l’art. A la vie quoi ! A mieux que métro-boulot-dodo. Et nous avons découvert « sous les pavés, la plage ». C’était comme une vibration de l’été 1936. La plage…

Et puis nous n’avons pas oublié le spectacle du monde: le Viêt-Nam, les pays de l’est…

Alors quelqu’un a crié un jour, et nous avons repris en choeur: « Faites l’amour, pas la guerre ».
Oh, combien c’était beau !

C’est vrai que les manifs du soir ont continué après le 13 mai. Elles étaient alimentées naturellement par ceux pour qui ces confrontations avec le pouvoir étaient indispensables. S’y ajoutaient tous ceux qui y participaient, mais pas au premier rang, car ils auraient préféré un affrontement plus pacifique. Mais le pouvoir ne nous incitait pas à être pacifique. Toujours raide. Toujours incapable d’entendre la rumeur qui montait du peuple. La « chienlit » ! La sévérité des arrestations et des internements avec ses rituels de matraquage contribuait aussi fortement à l’entretien de ce climat. Et les « enragés » s’étaient durcis avec les négociations de « Grenelle ». Le pouvoir savait bien qu’en accordant du pouvoir d’achat aux ouvriers et aux employés, il allait contenter les syndicats et désolidariser le monde du travail de celui des étudiants. On sentait donc que la divine union de la manifestation du 13 mai allait se diluer dans une revalorisation du S.M.I.G. (c’était le nom de l’époque: Salaire Mininum Interprofessionnel Garanti).

Tous ceux qui n’ont pas vécu cette deuxième quinzaine de mai dans cette ambiance débridée de l »Imagination au pouvoir« , ne peuvent comprendre ce que nous avons ressenti. Nous avons cru (un peu) que la volonté populaire pouvait changer le monde. Nous avons cru (un peu) que les relations humaines et sociales pourraient être plus heureuses et plus harmonieuses. J’ai écrit un jour, tout en n’étant pas croyant, que je pensais que le Christ s’y serait trouvé bien. Simplement parce que nos valeurs humanistes et morales telles qu’elle découlent de notre tradition judéo-chrétienne trouvaient un monde où elles pourraient s’épanouir. Il ne faut pas oublier, ce que j’ai écrit au début de cette série, que nous avions été élevés dans la fraîche mémoire des horreurs du nazisme et que nous avions encore le spectacle des conflits sauvages qui incendiaient le monde. Et voici qu’une brèche, non pas une brèche, mais une toute petite fissure s’ouvrait. Enfin ! On pouvait imaginer, espérer !

Et notre culture politique s’est construite dans ce chaudron. Tout s’y mélangeait. Foin des cadres rigides des partis et des syndicats qui embrigadent le monde. Quelques uns, parmi nous, ont compris. C’était une immense séance de travaux pratiques libertaires. Et puis, ils étaient là. Les anarchistes sont souvent discrets. Avant 68, ils étaient presque invisibles. A ma connaissance, je ne me souviens pas avoir vu des drapeaux noirs dans les manifestations avant cette époque. En mai, ils étaient là. Je ne parle pas de ceux qui criaient fort et prônaient la destruction de la société. Non, les autres, ceux qui s’expliquaient patiemment et longuement s’il le fallait, qui ne prenaient pas pour des cons ceux qui ne pensaient pas comme eux pour autant qu’on ait aussi la patience de les écouter. Je les ai rencontrés et ils proposaient une organisation de la société presque inimaginable : pas de chefs, pas de maîtres (« Ni dieu, ni maître, ni état, ni patron). Ma culture, globalement marxiste ne s’y retrouvait qu’un peu. Je me souvenais avoir un peu lu des choses sur la Guerre d’Espagne.

Sur l’heure, ils ont simplement jeté le doute. Mais le ver était dans le fruit. Il m’a fallu au moins trente ans pour comprendre que « la plus haute expression de l’ordre, c’est l’anarchie « .

[Suite]

Bakounine