Mai 1968: 14 – Le 24 mai

Mai 1968: 14 – Le 24 mai

[Mai 1968: commencer au début]

Le soir du 24 mai, j’y serai. En fait, comme je l’ai indiqué, mes obligations familiales de nouveau père m’invitaient à rentrer chez moi le soir, ce que faisais évidemment à contrecoeur. Le 24 mai, ma femme se trouva assez reposée pour pouvoir sortir le soir, ce qu’elle avait envie de faire depuis bien longtemps. Vite fait, on s’organise. On confie le petit aux grands parents. On retraverse Paris pour aller ranger la voiture hors de portée des probables incidents, en fait, aux pieds de notre appartement près de la statue de Jeanne d’Arc du Boulevard St Marcel.

Il n’y a pas loin pour se rendre à pied au quartier latin. A mon grand étonnement, il n’y a pas autant de monde que ce que j’avais imaginé. L’ambiance est calme mais tendue. Cela ne ressemble à rien des manifestations de la journée. A rien, non plus, de ce que j’avais ressenti dans la nuit du 10 mai, mais là, j’étais tombé en pleine action. Nous savons cependant qu’il doit y avoir une manifestation. de toute façon, il y en a une tous les soirs, plus ou moins violente.

La rue Soufflot et la Place du Panthéon sont presque désertes. Je revois bien cette image des murs plongés dans une relative obscurité avec quelques très petits groupes de piétons qui semblent raser les murs. Là se trouve aussi le Commissariat de Police du 5ème arrondissement, réputé pour ses matraquages. Quelques têtes peu amènes dépassent du nid. Devant, il y a un certain nombre de cars de police.De nos jours, les cars de CRS sont blancs. A l’époque, ils étaient peint d’un bleu marine presque noir. Cela crée une impression forte et dissuasive.

Nous descendons le Boulevard St Michel. Il y a un peu plus de monde, mais pas beaucoup. Même dans la cour de la Sorbonne, parfois si animée dans la journée, c’est loin d’être l’affluence. Comme il est tard, il n’y a pas de débat enfiévré dans le Grand Amphithéâtre. En sortant rue des Ecoles, j’entends un bruit presque régulier et sec. Je découvre tout de suite qu’on est en train de dépaver la sue St Jacques. Et le bruit de tous ces pavés qui tombent de dizaines de mains sur le talus déjà dressé fait comme une succession très rapide de coups de pistolets. Ceux qui sont à l’ouvrage sont moins nombreux que ceux qui regardent.

Depuis quelques jours, il y a un peu moins de monde aux manifestations de la nuit. Il y en avait plus au début du mois, mais elles avaient lieu plutôt en fin d’après-midi. A cette époque, le partage entre les manifestants violents et les autres présentait une zone d’incertitude. Nombreux sont ceux qui même n’étant pas prédisposés s’étaient laissés aller à lancer quelque chose sur les forces de l’ordre pris par l’ambiance. D’autant que les jets de grenades lacrymogènes incitaient à la riposte.

Depuis, il s’est passé quelque chose. J’ai le sentiment que les journées que nous vivions, d’une certaine manière enthousiasmés par l’étonnante chaleur des rapports sociaux et l’inventivité des débats dans les assemblées générales et les commissions, consommaient une part de notre énergie revendicatrice. Nous étions en train de poser les pierres d’une reconstruction si phénoménalement solidaire et ouverte de notre société que nous n’avions pas besoin d’aller nous battre contre qui que ce soit.

D’un autre côté, nous déplorions les excès des « casseurs » en sachant bien qu’elles nuisaient à la réputation de notre mouvement. Et puis, nous avions appris que les casseurs étaient souvent des agents spéciaux des forces policières qui ont pour mission d’entraîner au désordre et au pillage. A cela s’ajoutait la brutalité des arrestations et des internements à Beaujon, ce qui faisait réfléchir. Sans compter, bien entendu, que la majorité d’entre nous était partisane de manifestations pacifiques.

Nous avons monté la rue St Jacques, de nouveau vers la rue Soufflot et le Panthéon. Arrivé en haut, nous avons entendu les premières explosions des grenades lacrymogènes vers le bas de la voie. Puis les CRS sont sortis du commissariat du cinquième pour prendre la barricade à revers. Ils étaient nombreux. Ils étaient tout noirs et menaçants. J’ai pensé tout de suite aux milices nazies.

Etait-ce manque de courage ? De toute façon, il n’était vraiment pas indispensable de rester pour se faire taper sur la tête. Nous avons pressé le pas pour quitter le quartier.

Nous avons appris par la suite que la soirée avait été bien sauvage. Dans tout Paris et si je m’en souviens bien, il y a eu des tentatives d’incendies, ici ou là, dont à la Bourse. Il y aurait eu un mort, sur une barricade. Il y a deux versions: tir de grenade ou coup de couteau.

 

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[Suite]

Bakounine

1 commentaire pour l’instant

Stéphanie R Publié le15h32 - 16 mai 2008

Merci pour cette description vivante, on s’y croirait. Le 24 mai 1968, c’est le jour de ma naissance …..je l’ai débuté vers 8 h du matin……