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Mai 1968 : 2 – Budapest 1956, Alger 1958

[Mai 1968: commencer au début]

Pour moi, tout a commencé en 1956, avec les évènements de Hongrie. J’avais 12 ans et le Communisme, ou plutôt le Stalinisme représentait pour moi le péril absolu. Ma conscience politique était en train de s’éveiller, lentement.

J’avais, bien entendu, écouté la radio à propos des évènements d’Algérie, mais je n’en saisissais pas toute la portée. Je n’étais pas du tout favorable à la rébellion, car j’avais été instruit pas des maîtres pour qui l’Algérie, c’étaient trois départements français. Je croyais donc que l’Algérie, c’était la France, sans soupçonner le moins du monde les méfaits du colonialisme. Et je ne parvenais pas à comprendre pourquoi ces populations un peu primitives ne voulaient pas du bonheur d’être français.

Mais Budapest, c’était autre chose ! Je savais que c’était bien contre leur gré que les pays d’Europe de l’Est se trouvaient sous le joug soviétique, suite aux traités de la Seconde Guerre Mondiale. De plus, Staline était le grand Satan. Quant au Communisme je n’en voyais que l’aspect de la privation de de liberté. Je n’avais pas encore lu la moindre ligne de Marx. Peut-être même en ignorais-je le nom. Comparativement, en face, les Etats Unis jouissaient d’un grand prestige parce que les Américains nous avaient libéré d’Hitler et qu’on y vivait bien.

pc-chateaudun.1204333547.jpgEt voilà qu’un peuple, dans une bouffée révolutionnaire affirmait sa liberté face à l’oppresseur. A l’époque, j’étais en classe au petit Lycée Condorcet, rue d’Amsterdam et ce n’était pas très loin du Carrefour de Chateaudun (devenu ensuite Place Kossuth) où se dressait l’immeuble d’architecture stalinienne, siège du Parti Communiste Français après avoit été celui de la Milice (!). Nous allions alors, après la classe, nous « promener » devant l’immeuble arborant une espèce de grand badge aux couleurs du drapeau hongrois. Les plus courageux sonnaient ou frappaient à la porte qui était un huis métallique avec guichet. Et quand celle ci s’ouvrait nous prenions la fuite comme des lapins. Ce furent mes premiers actes politiques.

C’est avec une grande tristesse que j’appris la répression de la rébellion de Budapest. Ma crainte et mon hostilité envers le Communisme augmenta fortement.

alger-1958.1204333565.jpgMa deuxième expérience de soulèvement populaire fut la tentative de mai 1958. Je n’avais pas compris tout de suite que c’était une tentative de coup d’état. Et ce que je trouvais formidable, c’était cette foule rassemblée à Alger devant le Gouvernement Général qui réclamait que l’Algérie reste française et se dressait face ou gouvernement de la métropole. J’aimais bien, à cause du côté spontané, populaire, un peu libertaire. Enfin, c’est ce que je croyais. Et face au désolant spectacle de la Quatrième République agonisante, je trouvais cela plutôt ensoleillé.

Et puis, il faut bien je le reconnaisse, à 14 ans, j’étais très « Algérie Française ». Aux raisons que j’ai évoqué précédemment, s’était ajouté une rencontre. J’étais interne en classe de seconde au Lycée Lakanal et était arrivé, avec un peu de retard dans l’année, un élève, interne évidemment, qui venait d’Oran. Sans doute ses parents l’avaient-ils envoyé là pour qu’il puisse poursuivre des études dans de bonne conditions. C’est devenu un copain. Je ne sais pour quelles raisons. Mais nous passions quelques moments à déguster des « montecao » qu’il recevait de là-bas. Et lui me racontait. L’ennui, pour mon ouverture culturelle, c’est qu’il était fort « ultra » et raciste de surcroît. C’est lui qui m’apprit qu’un melon n’était pas seulement un fruit. Il me racontait la guerre, naturellement dans ses aspects les plus convaincants de son point de vue, c’est à dire, massacres, mutilations, et tout ce qui s’ensuivait.

En y réfléchissant, je constate que, conjuguant mon hostilité au communisme et ma sympathie pour les putchistes d’Alger, j’étais bien parti pour devenir adhérent, sinon militant, d’un groupe d’extrême droite. Heureusement, un ami de la famille introduisit le livre d’Henri Alleg, La Question, alors qu’il était interdit ou tout comme. Je le lus et commençais à entrevoir que les réalités politiques étaient moins simples que ce que j’imaginais.

Je suivis avec intérêt le putsch des généraux, en 1961. Mais c’était moins exaltant que mai 1958. J’étais un peu moins chaud pour l’OAS. Et surtout, j’avais 17 ans. Le service militaire pouvait me prendre bientôt avec le risque de devoir partir faire la guerre en Algérie. Du coup, je me trouvais en position d’avoir envie de crier « Paix en Algérie ». C’était au départ, naturellement égoïste. Mais sur cet égoïsme une analyse plus objective se construisait. Ce n’étaient plus seulement contre des terroristes qu’on se battait là-bas, mais contre tout un peuple. Et en salopant tout par ses propres massacres et ses tortures, la France s’était déconsidérée à mes yeux. Pour le coup, j’étais plus disponible pour m’intéresser aux arguments des adversaires.

Je réalise, après coup, que j’ai toujours eu un grand intérêt pour les soulèvements populaires. J’ai étudié avec plaisir la Révolution Française, Les Trois Glorieuses, etc. Quand je pense aux évènements de Budapest ou d’Alger, j’y retrouve la même chose: des moments de l’histoire ou des peuples se soulèvent pour leur liberté. Je n’aurais plus aujourd’hui la naïveté qui fut longtemps la mienne, de croire que ces mouvements étaient totalement spontanés. Mais il y a toujours une part de spontanéité. J’ai une admiration comparable pour la Résistance, au cours de la Deuxième Guerre Mondiale. C’est dans cette admiration que j’ai pour ces peuples ou pour ces groupes qui se lèvent avec courage contre un oppresseur et qui s’efforcent, souvent en vain, de prendre en main leur destin que se trouvent les racines de mes tendances autogestionnaires et libertaires.

Passé la Guerre d’Algérie et après avoir eu l’occasion de crier « Paix au Viet-Nam », j’étais donc disponible pour rencontrer Mai 1968

[Suite]

 

Mai 1968 : 1 – Pour commencer

Il y a quelque temps que ceci me démange. Et puis j’ai entendu dire à la radio qu’il y avait pas moins de 300 ouvrages qui allaient être publiés à l’occasion du quarantenaire des évènements de mai 1968. Et comme l’envie me taraudait, j’ai donc décidé d’être le 301ème. Et quand je pense à tous les blogs, ici et ailleurs qui vont fleurir sur le sujet, avec tous les témoignages et tous les commentaires, je me dis que les historiens auront bien du mal, dans le futur.

Quand des évènements historiques ne sont consignées que dans quelques gestes reproduis en autant ou un peu plus de grimoires copiés par des copistes qui ne connaissaient ni l’imprimerie, ni la machine à écrire, ni le copier-coller, le nombre de sources est donc fort limité. Chaque chercheur y va de son édition critique commentée à sa façon. Mais là, combien de centaines de milliers de lignes vont être écrites ? Que de thèses en perspective. On imagine: les évènements de mai 1968 à travers les témoignages des bloggeurs du journal Le Monde… Et ainsi de suite… Naturellement, cela risque d’être un peu impressionniste et mal structuré.

Nourrissant donc, au fur et à mesure de l’écriture de ces lignes, le projet de servir de matière à une deux thèses dans le futur, étant moi-même conscient de l’abnégation dont il faut faire preuve pour en avoir écrit une, j’ai donc décidé de produire une matière un peu organisée. Ce témoignage sera rare parce que j’ai vécu plusieurs Mai 68. J’étais à la fois étudiant, enseignant à l’Université, salarié d’un service public et jeune père de famille puisque mon fils a eu l’idée (bonne ou mauvaise, seul lui le sait, et encore…) de naître le 3 mai.

13mai-3.1204242038.jpgOn peut dire aussi que le mémorialiste aurait pu attendre le cinquantenaire, nombre plus prestigieux. Mais il se trouve qu’en 2018, je devrais avoir 73 ans et que je ne suis point certain d’avoir toute les facultés nécessaires à ce moment-là. Sans compter qu’il y a même une probabilité pour que je soie mort. Cette affaire de date est peut-être l’explication de la grande charrette littéraire qui nous attend. Avoir eu 20 ans en 68, c’est en avoir 60 aujourd’hui. Les auteurs vivant se disent que le temps n’est pas infini.

Avant de commencer vraiment cette suite de souvenirs, je voudrais juste donner quelques images fortes, sélectionnées dans toutes celles qui me restent. La première est auditive: le bruit des pavés qu’on jette les uns sur les autres, cet espèce de claquement un peu mat quand chacun d’eux tombe sur la barricade. Mais ce bruit n’est pas isolé. Avec le nombre de mineurs qui dépavent la rue et le nombre de manutentionnaires qui jettent les pavés, le bruit est celui d’une rafale cadencée autour de la seconde. D’une rafale qui ne s’interrompt pas.

Un autre souvenir fort est la peur quand on se trouve en face d’une ou deux compagnies de CRS qui sont prêtes à charger. L’uniforme est noir, le bouclier et le casque cachent ce qu’on pourrait entrevoir du visage. Pour le coup, les CRS n’ont rien d’humain, car rien ne permet d’apercevoir, ne serait-ce que fugitivement, la moindre expression. Avec la matraque à la main, on sent que cette chose est prête à tout. C’est pourquoi j’avoue que j’ai une certaine admiration pour les suicidaires qui ont le courage de s’avancer, les mains nues, vers cette pieuvre noire. Les CRS n’ont rien d’humain. C’est fait pour. C’est peut-être aussi pourquoi il était si facile de crier « CRS SS ».

Une autre image encore, c’est la rue Gay Lussac en feu. Scène de guerre. On s’étonne qu’il n’y ait pas eu de morts.

Et pour finir, une vraie image cette fois, car je n’étais pas en position de le voir comme cela. Mais d’autres l’ont photographiée. L’immensité de la manifestation du 13 mai.

[Suite]