Catégorie dans 10-Romanesque

Fantasme en salle d’attente

Je ne suis pas certain que les médecins voient les choses de cette façon. Et pourtant, la salle d’attente est vraiment une bonne affaire… Pour le chiffre d’affaires.
On est là. Ils sont quatre avant moi. Deux hommes et deux femmes. On se regarde en chiens de faïence, espérant qu’un d’entre eux va se lasser. Pas de crise cardiaque! Surtout pas. Cela retarderait tout. Non, juste une crise d’impatience du type (interne): « quelle conne ce toubib, toujours en retard! ». Et comme elle va rater son rendez-vous d’esthéticienne pour se faire griller les seins à l’infrarouge, elle se tire.
Foutu ! Personne ne se tire. Pour aider l’attente, j’imagine la femme d’en-face, à poil. C’est vraiment pour faire passer le temps. Les nichons doivent bien pendouiller. Déjà là, assistés ils touchent le ventre dans le soutif. Quand elle va se mettre debout, c’est le ventre qui va descendre. Question: les nichons vont-ils suivre ou s’arrêter en route?
Mais la pire de tous est ma voisine. Elle tousse. Ou plutôt elle expectore. Elle expectore à tout va. Et comme elle ne connaît pas l’usage du mouchoir, ni en papier, ni en tissu, elle balance sa grippe, au mieux, sa peste, au pire, à tout le monde.
Et nous reviendrons dans trois jours consulter pour cette grippe, au mieux, cette peste, au pire.
Je m’aperçois que je m’endors. J’ai dû ronfler un petit coup. J’imagine la tête du toubib ouvrant la porte de sa salle d’attente si on ronflait tous. Ou si… Comme on est trois hommes et trois femmes… Je commence à faire mon choix. Pas fameux. Mais si c’est pour le fun, pourquoi pas les nibars qui tombent car le reste… Hormis la pesteuse, il y a l’autre qui se tient la tête en faisant une tête à faire débander un bonobo. Et puis son mari est avec elle.
Tant pis, pour faire passer le temps, je vais fantasmer que je baise les gros seins.
Que celui ou celle qui n’a pas fantasmé pour passer le temps me jette la première pierre.

1123 – 03/11/2013

Barbara

Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Ce jour-là
Et je t’ai rencontrée
Il y a 40 ans
Dans les mots d’un chanteur de scène
Qui parlait de toi
Simplement
Sur les planches d’un théâtre
Et depuis Barbara
Je crois bien que tu ne m’as plus quittée
Je suis allé rue de Siam
Mais elle était affreuse
Avec tous ces immeubles
Affreux
Carrés et tous pareils
Affreux
Non ça ne devait pas être là

Alors je me suis fait raconter la rue de Siam
Par ceux qui l’avaient connue
J’ai regardé des vielles cartes postales jaunies
Qui dataient de ce temps-là
Et depuis
Quand il pleuvait sans cesse sur Brest
Et quand il m’arrivait de descendre la rue de Siam
Je pensais toujours à toi
Même s’il ne pleuvait pas
Même si la rue de Siam n’est plus la même
Tu le sais bien toi
Elle était bien plus étroite
Il y avait des tramways
Qui faisaient ce bruit
De tramway
Sur les rails
De tramway
Il y avait des bars à matelots
D’où sortaient parfois
Des matelots
Et des chants
De matelots
Et ses petits bordels discrets
Pour les marins permissionnaires
Tu sais
Non peut-être tu ne sais pas
On descendait le long des maisons
Et tout se passait là
On entrait par derrière
Hors de vue de la rue

Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Mais ce n’est plus pareil
Et tout est reconstruit
Le pont de Recouvrance
Ne tourne plus il monte
Et il descend
Et il remonte
Pour laisser passer la « Jeanne »
De temps en temps
L’arsenal existe toujours
Mais il est bien vide
Les navires sont partis ailleurs
Peu à peu
Alors le pont de Recouvrance ne monte plus
Et ne descend plus
Mais le bateau d’Ouessant est toujours là
Sur la même cale
Tu sais
Dans le port de commerce
Il s’appelle toujours Enez Eussa
Mais c’est le troisième du nom
Et il est bien plus rapide
Et bien plus moderne
Il est bleu et blanc
Il emmène des centaines de touristes
Il fait toujours escale à Molène
Dans un crachin à couper au couteau
Comme seule l’Iroise sait faire
Mais il ne va plus jamais jusqu’à Lampaul
Il fait toujours escale dans l’anse du Stiff
Parce que c’est plus calme
Et plus facile
Alors on ne passe plus auprès de la Jument
Ah la Jument
C’est quelque chose
Que ce phare là
Heureusement on voit encore Kereon
Sur Men Tensel
Et puis le Fromveur est parfois bien agité
Et les touristes blêmissent
Quand on le franchit
Tu vois Barbara
Tout est toujours pareil
Et toujours différent

Barbara
N’oublie pas
Où est-il donc
Cet homme
Qui sous un porche s’abritait
Vois-tu
Je crois bien que c’était moi
Oui c’était moi
Et j’ai crié ton nom
« Barbara »
Et tu t’es jetée dans mes bras
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Oh Barbara
J’ai senti
La caresse de tes cheveux noirs pleins de pluie
Qui coulaient contre ma joue
Et ton corps chaud là contre le mien
Et je me suis noyé en toi
Oh Barbara
Combien de fois
Pendant toutes ces années
Me suis-je trouvé là
Sous ce porche où je m’abritais
Où je criais ton nom

Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil
Et mon rêve est parti
Pourtant je te sens encore

Contre mon épaule
Serrée
Heureuse
Blottie
Tu es toujours aussi brune
Tes cheveux dégoulinent toujours
Et c’est mon rêve qui revient
Comme il est revenu
Tant de fois
Tout au long de ma vie

1069 – 04/02/2013

Le poulet du dimanche

C’étaient des hauts fourneaux
Sur lesquels on faisait rôtir
Le poulet du dimanche
Qu’on servait avec des petits pois
Ou avec des frites
C’était au temps
Le bon temps
Où tout n’allait pas de travers
Le temps où l’on travaillait dur
Pour une paye pas si grosse que ça
Mais au moins on pouvait se le payer
Le poulet du dimanche avec des petits pois
Ou des frites
Puis le mondialisme est venu
Ah le mondialisme
Devant qui tout le monde s’incline
Ou plutôt devant qui
Tout le monde baisse sa culotte
Et le mondialisme s’en fout
Du poulet avec des petits pois
Ou des frites
Alors tout a été vendu à l’indien
L’indien plein d’or
Qui a promis juré le poulet du dimanche
Avec des petits pois
Ou des frites
Une sorte d’Henri IV quoi
Ralliez vous à mon panache indien
Mon panache couleur de dollars
Les travailleurs ont soufflé un peu
Et le poulet du dimanche est revenu
Avec ses petits pois
Et les frites
Puis l’indien a eu une crise d’une maladie grave
C’est une maladie qui atteint quelques êtres de ce monde
Ça s’appelle
« Toujours plus de pognon »
C’est une maladie incurable
Tant pis pour le poulet du dimanche
Avec des petits pois
Ou des frites
Alors le ministre s’est fâché
Il a roulé ses mécaniques
« Pouvez-pas… z’allez voir »
Le grand ministre s’en est mêlé
Même le Président
Vous savez
Celui qu’on appelle le Chamallow
Et je te promets ci
Et je te promets ça
L’indien aussi a tout promis
Même si par derrière
Il se roulait par terre
En se tordant de rire
Dans son pipi
Et tout ce qu’on a vu
C’est que depuis ce temps là
Il n’y a plus d’argent
Pour le poulet du dimanche
Avec des petits pois
Ou des frites

1030 03/12/2012

Jour d’élection où vous savez

Dans la salle il y a une table
Sur la table il y a une urne
Derrière l’urne il y a un président
A gauche et à droite de l’urne
Il y a des scrutateurs
Qui se regardent en chien de faïence
Les électeurs passent
Et mettent des enveloppes dans l’urne
Dans les enveloppes il y a des papiers
Avec un nom
« Ducon »
A vrai dire il n’y a pas « Ducon »
Mais de toute façon
C’est comme si c’était « Ducon »
Le président attend que le tas d’enveloppe monte
Parce que
Dès que personne ne le regarde
Le président sort des enveloppes de son slip
Et les fourre dans l’urne
Malheureusement
Il n’avait pas bien égoutté sa quéquette
Et il y a des traces de pipi sur les enveloppes
Mais ça n’a pas d’importance
Parce que le nom qui est dans l’enveloppe
N’est rien moins que du pipi
Heureusement
Qu’il avait mis les enveloppes sur le devant
Du slip

1025 – 26/11/2012

Le Président parle (ou la conférence de presse)

Le Président va parler
Dans la salle des fêtes
Comme si c’était une fête d’entendre le Président parler.
On lui a mis un pupitre.
Devant le pupitre, on a mis un micro
Pour que le Président mette des mots dedans
Des mots qui vont se balader partout dans tout le monde.
Dans la salle, on a mis des chaises
Pas trop confortables pour qu’on ne s’endorme pas
Et pour qu’on n’ait pas envie de rester trop longtemps à faire chier.
Sur les chaises de devant, on a mis des ministres,
Sur les chaises de derrière on a mis des journalistes.
Parfois, entre la chaise et le journaliste,
Il y a un pet
Un pet qui a échappé à son auteur qui est plein de confusion
Et que chacun fait mine de ne pas sentir.
Il arrive aussi qu’entre le ministre et la chaise,
Il y ait aussi un pet.
Un pet de ministre, c’est autre chose qu’un pet de journaliste !
Au fond de tout, il y a les caméras,
Avec des cameramen
Qui vont camérer le Présidant parlant pour que le peuple et les autres peuples voient la tronche du Président pendant qu’il va causer.
Voilà que le Président s’avance,
Déterminé,
Il faut bien qu’on voie qu’il est le chef !
Pas une couille molle quoi !
Et puis il parle,
Il parle des paroles verbales,
Il parle des verbales paroles.
Les journalistes font semblant d’écouter,
Même ceux qui ont des gargouillis d’intestin qui vont se transformer en un pet qu’il faudra retenir ou laisser filer petit à petit pour que personne ne s’aperçoive de quelque chose.
Et le Président se fait précis :
Ah la France !
Ah le salut de la France !
Ah l’effort !
Parce que c’est toujours toi, pauvre citoyen qui va en prendre plein la gueule.
Et le Président
Continue avec des mots qui ont déjà tant de fois servis :
Le redressement !
Le courage !
L’avenir !
Et voici que le Président
Sent venir un pet.
Un petit petou qui lui tortille le trou du cul.
Et tout en parlant,
Mine de rien,
Il laisse échapper le petit petou
… qui n’en finit pas.
Et voici, allez savoir pourquoi
Peut-être par solidarité
Le Premier Ministre pète
Le Deuxième Ministre pète
Le Troisième Ministre pète
Et tous les ministres pètent
Et les journalistes pètent.
Pets de saucisson,
Pets de choucroute
Pets de cassoulet
Pets d’artichaut
Pets de fondue et tartiflette
Pets de mogettes de Vendée
Pets de bouillabaisse
Pets de Fines de Claire
Pets de salade niçoise
Pets de gras double
Pets de piperade
Enfin toutes ces sortes de pets
Qui représentent la diversité et la grandeur de la France.

La conférence de presse prend fin
Et toutes les paroles dites
Ne sont jamais que des pets
Qui vont mourir au loin
Au loin, très loin d’ici
Et dont il ne reste rien.

1016 – 13/11/2012

Vol de jour

Le téléphone sonne enfin. Voilà une heure que j’attendais.
– Salut Grand Vizir. Ca y est, on décolle.
– C’est pas trop tôt.
– Oui, je sais, Vizir. On a eu un problème. Je te raconterai. On va rattraper cela. Tu vas voir, on va être à Beauvais en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. A tout à l’heure !
Mon disciple veut m’emmener en avion.
Je pense qu’à l’époque de son entrée dans ma vie, il aurait bien aimé être le disciple de quelqu’un d’autre. Il avait les yeux de Chimène pour un calife local hâbleur et embrouilleur, d’origine incertaine.
Ce calife l’avait posé là.
Je l’ai découvert un jour, le cul répandu sur mon fauteuil, ses sales doigts sur le clavier de mon ordinateur, me narguant de sa grande superbe (pas si haute que ça). Il était là, disait-il, pour écrire une thèse sous la direction du calife. En vrai, il plumitivait des écrivailleries foireuses sur un sujet totalement bidon concernant l’orientation des chauffeurs d’autobus.
Il utilisait des méthodes éprouvées de la psychologie expérimentale : il leur faisait apprendre et réciter l’itinéraire. Quand ils ne savaient pas, il les frappait. Seulement, quand on les mettait au volant, ils avaient tellement d’yeux au beurre noir (le record fut de sept yeux chez un seul sujet) qu’ils ne voyaient plus la route. C’est ainsi qu’on retrouva un 48 assurant la ligne A du RER et qui fut désintégré le premier jour. Un autre, suivant en cela l’exemple du thésard, s’envola. L’ennui c’est qu’il n’a pas atterri. On vient d’en signaler un dernier près de Novosibirsk, en panne pour avoir cassé un essieu.
Ainsi préparé à l’orientation, mon disciple (qui n’était pas encore mon disciple car il avait les yeux de Chimène pour qui vous savez), décida d’appliquer ces préceptes d’orientation à son orientation sociale personnelle. Il se mit à flatter tout le monde, tous les califes et même moi qui n’étais rien, en vue d’obtenir une prébende dans le monde universitaire. Mais le calife qui le califait ne le qualifia pas. Je crois qu’il en fut tout marri. Alors, il se mit à nous targuer de haut nous menaçant des pires sévices. Mais comme chacun sait, les universitaires sont des personnes insensibles à la flatterie.
– Etrons, nous dit-il, vous n’êtes que des mini habentes (pluriel de « minus habens »). Je pars. Je pars là où d’immenses étendues sont libres pour les conquérants comme moi. Je vais apprendre à voler en F17 et je reviendrai vous détruire d’une pichenette de missile. Tremblez, professeurs et maîtres-assistants de tous poils qui ne voulez de mon génie suprême. Vos jours sont comptés avant votre désintégration.
Et, contre toute attente, il partit.
D’aucuns furent bien contents, car pour l’obtention des places, cela faisait un concurrent de moins. Les mois passèrent, nous ne pensâmes plus à lui.
Et voici qu’il revint avec un brevet de pilote. Mais comme il était fort désargenté, il ne put que louer un ULM d’occasion. Et pour se venger de l’avoir oublié, il nous bombarda de pastèques pourries, puis se tournant vers nos visages dégoulinant de pulpe et de pépins, il déclara :
– Douillou avé jobfort mi ?
– Téléphoner maison ?
Il s’exprimait dans un sabir que nous ne comprenions guère, car c’était du vrai américain d’Amérique, cette langue vernaculaire utilisée par les cow-boys. Mais, comme il s’était éloigné longtemps de ses yeux, le Calife l’avait oublié lors de la dernière distribution des emplois de la couronne. Alors, se tournant vers moi, il me dit:
– Tu vois, être, je reviens d’une longue aventure où mille opportunités se sont offertes à moi chaque jour: J’ai possédé des trésors fabuleux, j’ai dirigé de grandes compagnies, les plus belles actrices d’Hollywood se sont battues pour recevoir une injection de mon génie, j’ai disposé de la puissance et la gloire…
Puis, voyant mon œil atone, il s’interrompit subitement. Son visage exprimait un désarroi absolu :
– En vrai, Grand Vizir, je voudrais être ton disciple.
Nul ne peut être insensible à qui le traite de Grand Vizir, sauf que Grand Calife pouvait aussi faire l’affaire.
Bien lui en prit. Car, grâce à mes attentifs conseils, le voici Maître de Conférences prestigieux, dans une prestigieuse université française.
Pour me remercier de son disciplinat, mon disciple décida de m’envoyer en l’air.
Le téléphone raccroché, je m’empresse donc vers mon véhicule de catégorie supérieure, adapté à non standing personnel. Quelques kilomètres vite accomplis et me voici à l’aéroport international de Beauvais-Tillé qui, à l’époque n’était pas ce qu’il est advenu. C’était un aéroport où seuls trois ou quatre charters se posaient par an. Pour le reste, le trafic était composé d’avions particuliers pour des personnes de qualité… Comme moi.
C’est là que mon disciple, qui a donc coutume de m’appeler Grand Vizir, doit venir me chercher pour me faire jouir d’un survol de la Picardie normande et de la Normandie picarde. Il m’a promis des sensations fortes.
… Il me prend pour un blaireau, comme si je n’avais jamais pris l’avion… Mais cela ne fait rien. Il faut être compréhensif avec les humbles.
Toutefois, cette insistance à me mettre en l’air m’intrigue quelque peu. Je me demande s’il n’a pas l’intention de me précipiter pour m’occire et prendre ma place. Tous les disciples souhaitent supplanter le maître, et celui-ci surpasse les autres par sa flagornerie mielleuse. A tout hasard, je me suis armé.
L’aéroport international de Beauvais-Tillé est désert, comme à l’accoutumée, dans un brouillard à couper au couteau. Le marchand de journaux a fermé sa boutique depuis 47 jours. Je découvre enfin un immigré lascif armé d’un balai à qui je demande où se trouve l’accueil et qui me répond dans un sabir glauque :
– Toi y en a qu’à crier ou taper dans les mains.
J’accomplis illico la divine incantation. Je crie en tapant dans les mains :
– Holà, manants ! C’est le Grand Vizir. Y a-t-il créature vivante ici ?
Aussitôt apparaît l’hôtesse d’accueil, le cheveu en broussaille, qui rajuste un sein qui déborde de son corsage, suivie du directeur qui rajuste ses pudenda dans son haut de chausses. Ce dernier s’incline profondément devant moi.
– Excusez-nous, Maître Grand Vizir. Il y a si peu d’activité ici qu’on était en train de se donner un peu d’exercice. Autrement, nous prenons du poids, assis sur nos chaises à ne rien faire. Le médecin a dit qu’il fallait nous agiter un peu. Alors on s’agite.
Puis, tapant à son tour dans ses mains :
– Holà, larbins immondes, crie-t-il alentour. Notre Vizir nous fait l’auguste honneur d’une visite inattendue. Préparez tout.
Aussitôt une nuée de serviteurs serviles sort de toute part, certains rajustant des parties de chair, comme l’hôtesse, d’autres écartant des parties de cartes. Un tapis rouge, s’installe à partir de mes pieds, mais les pauvres hères ne semblent pas savoir dans quelle direction le dérouler. Le directeur s’incline de nouveau vers moi :
– Noble et généreux Vizir, accepteriez-vous de me dire ce qui nous vaut l’honneur de cette visite inattendue ?
– Je vais prendre l’avion.
– Allez, esclaves. Notre Vizir va prendre l’avion. Déroulez le tapis rouge jusqu’à l’avion.
Il me regarde servilement.
– Mais, Vizir, il n’y a point d’avion.
– Point d’inquiétude, serviteur. Mon avion va venir. C’est mon disciple qui le pilote. Mais auparavant, je souhaiterais boire un café.
– Mais certainement, Vizir suprême. Comment n’y ai-je pas pensé. Si vous voulez bien me suivre jusqu’en mon salon d’accueil. Je vous fais porter sur le champ cette réconfortante boisson. J’ai coutume de prendre une hôtesse avec mon café. Vizir Glorieux, en souhaitez-vous une aussi ?
J’entre dans le salon en question dont le désordre témoigne des usages locaux. Je me promets de faire trancher la tête de ce directeur à la première occasion pour avoir osé me proposer une hôtesse ayant déjà servi. Mais pour l’heure, j’ai besoin de lui. Il a posté des guetteurs tout autour, sur les toits. Je savoure un café totalement dégueulasse me promettant de faire crever les yeux, à la deuxième occasion, de l’abruti qui l’a préparé.
Dans la flagorneuse agitation ambiante, je crois percevoir dans le talkie-walkie du directeur qui renvoie les conversations de la tour, que mon avion est annoncé. Mais, je fronce les oreilles quand j’entends :
– Ici Charter Air 3452 en provenance de Mers les Bains. Je demande l’autorisation d’atterrir.
– Ici le disciple du Vizir. Disciple Airlines. Je demande l’autorisation d’atterrir.
C’est bien ma chance ! Juste là, au moment où je dois embarquer sous les applaudissements, un charter arrive. Tous des pauvres.
Et voici que la tour, car il y a une tour à Tillé, cause :
– Ici la tour. Disciple Airlines, c’est quoi comme compagnie ? Je ne connais pas. Alors faites pas chier. Attendez. Charter Air vous pouvez atterrir. Prenez la piste sens nord-sud. Brouillard épais. Visibilité nulle. La température au sol est inconnue, mais probablement supérieure à –273°. Quant au vent, je ne sais pas d’où il vient, ni à quelle vitesse il va. Je vous rappelle que vous ne devez pas survoler la rue de l’Orangerie, sinon vous vous ferez tirer dessus. Par contre vous pouvez passer en rase-mottes au dessus du garage Renault parce qu’ils m’ont baisé dans ma dernière facture. S’il vous reste un peu de kérosène, larguer leur dessus pour tacher les costards des clients…
– Déroulez le tapis rouge jusqu’au parking de CharterAir, s’écrie le directeur.
J’éclate de rire. Troublé, il me précise :
– Maître Noble Vizir, je fais dérouler le tapis rouge pour préserver vos semelles afin qu’il n’y ait pas trop de crottes de chien quand nous allons devoir les lécher. Puis-je vous faire respectueusement observer que ce n’est pas drôle.
– Directeur, tu n’es qu’un âne. Dans ta bêtise tu es là à croire que ce qui est gros est forcément attaché au Vizir. Je vais donc bien rire à voir les grands-pères et les grands-mères du charter en provenance de Mers les Bains marcher sur ton tapis rouge.
– Votre avion n’est pas le gros ?
– Non, crétin, c’est le petit. Dès qu’il est au sol, conduis-moi vers lui afin que j’y monte.
– Vous voulez dire que votre avion c’est le petit zinc de merde de Disciple Airlines, piloté par l’ergonome déplumé ?
– Comment sais-tu que c’est un ergonome déplumé ?
– Parce que j’ai reconnu sa voix. Tous les week-end il vient tourner autour de la rue de l’Orangerie pour faire chier le mec qui habite là et regarder sa femme qui prend des bains de soleil. La prochaine fois, ça va être marrant parce que le mec vient de s’acheter une DCA et il va le descendre.
– N’empêche que le petit zinc de merde piloté par l’ergonome déplumé, c’est pour moi. Alors tu laisse ces braves gens de Charter Air atterrir en paix avec ou sans tapis rouge, puis tu me fais atterrir pas trop loin le petit zinc de merde piloté par l’ergonome déplumé. Et l’on se dépêche, parce que je suis venu pour voler, pas pour parler.
– Ah oui, Vizir Valeureux. Il ne sera pas dit que j’aurai failli à mes devoirs.
Le directeur empoigne son talkie walkie.
– La tour. Ici le directeur. L’avion du Vizir noble et généreux n’est pas le gros. C’est le petit.
– Vous voulez dire que son avion c’est le petit zinc de merde de Disciple Airlines, piloté par l’ergonome déplumé ?
– Oui. Alors dégagez Charter Air et laissez atterrir en priorité Disciple Airlines.
– Oui, Monsieur le Directeur. Charter Air, dégagez à droite ou à gauche, mais dégagez. Laissez atterrir le petit zinc de merde piloté par l’ergonome déplumé . Disciple Airlines vous pouvez atterrir. Prenez la piste sens sud-nord. Brouillard épais. Visibilité nulle. La température au sol est inconnue, mais probablement supérieure à –273°. Quant au vent, je ne sais pas d’où il vient, ni à quelle vitesse il va. Je vous rappelle que vous ne devez pas survoler la rue de l’Orangerie, sinon vous vous ferez tirer dessus.
Le directeur se tourne vers moi.
– Voyez Vizir Majestueux. Tout est fait pour votre service. Votre digne aéroplane sera dans quelques instants à vos pieds. Je vous accompagnerai jusqu’à l’aile. Je baise vos mains et vos chaussures qui ont marché sur le tapis rouge.
Ensemble nous sortons des bâtiments de l’aéroport, côté pistes. Comme ils sont un peu à court de tapis rouge, des sous-hommes en déroulent un au fur et à mesure devant mes pieds tandis que d’autres l’enroulent au fur et à mesure après mon passage. Le talkie-walkie émet toujours des borborygmes.
– Directeur, ici la tour. Charter Air dit qu’il est trop engagé dans son approche pour renoncer à atterrir. Je fais quoi ?
– Dites-lui de se tirer avec son putain d’avion.
– Charter Air, tirez-vous avec votre putain d’avion.
Je lève les yeux vers le ciel. A ce moment, le brouillard se dissipe d’un coup. Au nord, le putain d’avion, le gros Charter Air est prêt à toucher la piste. Au sud, mon avion, piloté par l’ergonome déplumé, aussi !
Merde. Ce con de contrôleur a envoyé les deux avions l’un contre l’autre. Et le pilote de Charter Air probablement si furieux qu’il continue et mon disciple, aveuglé par la brume ne voit rien.La catastrophe semble inévitable jusqu’au moment où le pilote de Charter Air prenant sans doute conscience des risque que son entêtement lui fait courir remet les gaz à fond s’élève de quelques mètres et vire à droite dans un hurlement de réacteurs.Quelques instants plus tard, mon avion s’immobilise devant moi pendant que Charter Air s’écrase tranquillement au milieu de la ville. Mon disciple descend, accompagné de deux femmes.
– Salut, Grand Vizir. Prêt à décoller ?
– Prêt à décoller, mon disciple.
Le directeur s’incline très profondément :
– Grand Vizir, tout le personnel de l’aéroport s’incline à tes pieds et te remercie de ta glorieuse visite. Tu as pu apprécier notre habileté dans la gestion du contrôle aérien. Nous regrettons que tu montes dans un petit zinc de merde piloté par un ergonome déplumé. Car nous formons les pires inquiétudes concernant ce qui va t’arriver avec ce pilote-là. Toutefois, saches que s’il mésadvenait que tu soies victime de la hargne forestière de ce serpent, saches bien que nous n’aurons de cesse avant de t’avoir vengé et précipité ce monstrueux dans la géhenne fétide de sa malfaisance accomplie. Saches, O mon Grand Vizir empreint de majesté suprême…

Quelques minutes plus tard je suis installé inconfortablement dans une cabine étriquée, avec un casque sur les oreilles et mon disciple effectue ses vérifications avant le décollage.
Ces vérifications faites par mon disciple valent leur pesant de couscous. Elle comprennent : Etude avancée sur ordinateur de la répartition des passagers en fonction de leur poids, avec invitation à procéder à diverses mictions et défécations pour alléger le tout ; examen attentif de toutes les vis, boulons, écrous ; lecture de la check-list avec re-lecture autant de fois que nécessaire jusqu’à l’obtention du silence absolu dans la cabine avec respect manifeste pour le pilote ; conversations avancées et répétées avec la tour du genre « Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, est-ce que je peux lever le petit doigt ? », « Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO est-ce que je peux respirer ? », etc., etc..
Enfin, après un siècle d’avanies, l’avion s’ébranle, roule, roule, roule et s’élève enfin.
Le commentaire perfide jaillit inévitablement de la bouche du pilote incompétent :
– Qu’est-ce qu’on était lourd.
Toujours aimable. Il est vrai qu’à cette époque, j’avais un certain embonpoint. Mais la correction, tout de même, était de n’en point faire cas. Est-ce que je me permets de dire quelque chose à propos de la calvitie précoce de mon disciple. D’ailleurs je serais gêné, car on a coutume d’associer la calvitie à une bonne sécrétion d’hormones sexuelles mâles. Alors moi qui suis et resterai plein de cheveux jusqu’à ma mort. C’est humiliant, tout de même.
Pour détendre l’atmosphère, j’émets un souhait :
– Disciple, je voudrais survoler Beauvais.
– Tu rêves Vizir, c’est interdit. On n’a pas le droit de survoler Beauvais.
Voilà, ça commence. On m’invite à voler, en promettant monts et merveilles et dès que j’émets le moindre souhait, on me refuse tout. Puisque c’est ainsi je ne vais pas rester une minute de plus dans ce petit zinc de merde piloté par un ergonome (vous remarquerez que je ne fais plus d’allusion à ce que vous savez). Je vais aller voir le directeur de l’aéroport pour qu’il m’affrète un Boeing. J’annonce :
– Puisque c’est comme cela, je veux descendre. Où sont les parachutes ?
– Il n’y a pas de parachutes.
– Comment, pas de parachutes ? Me voilà livré aux caprices des vents et d’un pilote tyrannique qui veut m’interdire de m’épanouir personnellement par la visite aérienne de cette cité superbe. Saches, Disciple, que tu me déçois profondément. Que je regrette déjà d’être à bord et privé de mes droits civiques d’aller et venir comme bon me semble. Je vais donc te donner lecture de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen qui stipule que :
Art.1 Tous les hommes naissent libres et égaux en droits.
Art.2 Les vizirs sont libres de voler où bon leur semble.
Art.3 Tout pilote d’avion doit obtempérer quand un vizir donne un ordre.
Je prends conscience du complot. On m’emmène en avion dans un petit zinc de merde piloté par un ergonome… fou et méchant et il n’y a même pas de parachute. Je vois. On me veut du mal. J’ai bien fait d’emmener un pistolet. J’exhibe mon arme.
– Pas de cris. Ceci est un détournement avec prise d’otages. Et maintenant on survole Beauvais sans discuter.
Mon disciple est mort de peur. Son visage fait semblant de se foutre de ma gueule. Oui, mais je sais qu’au fond du fond de lui, il crève de peur.
Enfin, il était temps que l’autorité soit rétablie dans cet avion.
Pourtant, voilà que le pilote cause :
– La tour. Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO. J’ai un détournement avec prise d’otage. Le bandit voudrait survoler Beauvais. C’est interdit non ?
– Ecoute mon pote, déjà que tu nous déranges avec ton bruit. Alors tu fais pas chier avec ton détournement et tout ça. Ici c’est un aéroport international, tu comprends. Ya un avion pour Dublin le vendredi soir qui revient le dimanche soir plus un ou deux charters par an. Ca nous épuise. Heureusement, de temps en temps ya un Charter Air qui s’écrase. Ca diminue le trafic. Le reste du temps, on fait de la maintenance. C’est fou ce qu’on a comme maintenance à faire, maintenance du bar, maintenance des fauteuils pour la sieste, maintenance des hôtesses. Alors, tu survoles ce que tu veux. Sauf la rue de l’Orangerie parce que tu vas te faire tirer dessus.
– Roger.
– Je m’appelle pas Roger. Je m’appelle Antoine. Salut mec.
Mon disciple se retourne vers moi:
– Tu vois, c’est interdit de survoler Beauvais.
– Je ne déduis pas de ce propos qu’on ne doit pas survoler Beauvais. J’ai entendu « survole ce que tu veux sauf la rue de l’Orangerie».
Mon disciple s’énerve.
– Et bien moi je n’ai pas envie de survoler Beauvais.
Et voici qu’il ne regarde d’un regard pénétrant. Et il ose ajouter :
– D’abord c’est une ville de merde habitée seulement par des cons. Ensuite, il y a la cathédrale, la plus haute d’Europe. Alors on va se la prendre dans la gueule. Si on en réchappe, il y aura ce con de la rue de l’Orangerie qui va nous tirer dessus. Enfin, si on est encore vivant, probabilité infime, on va se faire cramer par l’incendie de toute la ville provoqué par le crash de Charter Air.
– Je vois. On invite le vizir pour lui faire visiter le monde et on commence par le priver de tout ce dont il a rêvé des nuits durant depuis des mois. Je vois. Mon plaisir est gâché dès les premiers instants. Disciple, tu m’as profondément blessé. Je vais tuer un otage.
Ma menace l’intimide.
– Bon. D’accord. Vizir, nous allons survoler Beauvais.
– Et la rue de l’Orangerie aussi.
Disciple sursaute.
– Et la rue de l’Orangerie aussi. Ca va pas non ?
– Je vais tuer un otage. Je veux survoler cette rue. Elle est sublime.
– Mais on va se faire tirer dessus.
– On ne tire jamais sur un Vizir. Dis-toi bien cela, disciple. Et même, si cela arrive, tu devras prouver ton habileté en slalomant entre les obus.
Et je conclus :
– Disciple, montres-nous que tu es un pilote, un vrai. Ou alors, je tue un otage.
Mon disciple est piqué au vif. Je sens que sa fierté le conduit là où je désire.
– Tu veux aller rue de l’Orangerie. Eh bien, on va y aller dans ta rue de l’Orangerie. Allez, en piqué. Vizir, a partir de cet instant tu es mon navigateur. Séquence d’acquisition de cible. Introduction des caractéristiques : maison avec DCA habitée par un con qui se prépare à nous tirer dessus.
Le premier survol de la rue de l’Orangerie se passe sans incident. Nous pouvons admirer la sublime propriété toute entourée d’espaces verts et de bassins où des naïades s’ébattent gracieusement parmi les fleurs et sous l’ombrage des micocouliers.
Je me marre. Personne n’a tiré. Tout cela n’était que foutaises.
– Tu vois, disciple, il ne se passe rien.
– Très bien. Deuxième passage. Acquisition de la cible. Missile numéro 1. Paré. Vizir, tu vois ce bouton rouge. Si on nous tire dessus, tu appuies dessus.
– Très bien disciple.
Et joignant le geste à la parole :
– J’appuie sur le bouton rouge… Oh merde ! C’est parti !
Le missile nous quitte vivement et va détruire la maison de la rue de l’Orangerie. En quelques instants, ce ne sont plus que ruines, arbres fracassés, naïades déchiquetées.
– Disciple, je dis, ce n’est pas bien grave. C’était juste un exercice. Mais sait-on qui habite rue de l’Orangerie ?
Mon disciple éclate de rire, de ce rire immonde des malfaisants intrinsèques nés pour détruire et répandre le malheur dans le monde.
– Tu ne sais pas qui habite rue de l’Orangerie, Grand Vizir ! Mais c’est toi.
Merde, c’était moi. C’est vrai. J’avais oublié. Ce disciple avait commencé son entreprise pour devenir calife à la place du vizir. J’affirmai mon arme dans ma main. Tout à l’heure, ce salaud aurait son compte. Je ne pouvais pas le tuer maintenant, je ne savais pas piloter l’avion.
– Assez, disciple. On s’en va.
– On ne repasse pas pour finir de détruire la maison du con qui…
– Non. On ne détruit plus rien. On n’est pas là pour détruire, mais pour aimer notre prochain. Disciple, on s’en va. Cap sur la mer.
– A tes ordres, vizir. Cap sur la mer.
Je range mon arme.
Mon disciple est un maniaque. Il a lu dans un bouquin qu’on doit s’annoncer à tous les contrôles aériens, même les plus minuscules. En quelques minutes nous étions au dessus d’Amiens. Voilà que disciple cause dans son micro.
– Contrôle Amiens. Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, en provenance de Beauvais et me dirigeant vers Abbeville.
– Ici contrôle Amiens. Tu veux quoi, mec ? T’as un problème ? T’es nerveux, tu as envie de pisser, t’es en MayDay ? Bon, maintenant tu te casses. J’ai un programme spécial de maintenance à mettre en œuvre avec une petite stagiaire du contrôle aérien du septième ciel. Alors tu me lâches la grappe. Tu te tires vers le nord, l’est, l’ouest ou le sud. Adieu Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO.
– Roger.
– Je ne m’appelle pas Roger. Je m’appelle Philippe.
– Roger Philippe. Je note.
Un quart d’heure plus tard on survolait Abbeville.
– Contrôle Abbeville. Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, en provenance de Beauvais et me dirigeant vers Le Crotoy.
– Ici contrôle Abbeville. Tu veux quoi, mec ? T’as un problème ? T’es nerveux, tu as envie de pisser, t’es en MayDay ? Bon, maintenant tu te casses. J’ai un programme spécial de maintenance à mettre en œuvre avec un petit stagiaire bien giron du contrôle aérien du septième ciel. Alors tu me lâches la grappe. Tu te tires vers le nord, l’est, l’ouest ou le sud. Adieu Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO.
– Roger.
– Je ne m’appelle pas Roger. Je m’appelle Jean-Marc.
– Roger Jean Marc. Je note.
Et pareil au contrôle du Crotoy, du Touquet. Ca n’arrête pas de jaspiner. Ca me gonfle ! J’interviens pour élever le niveau du débat.
– Je suis pas là pour entendre toutes ces conneries. Je veux survoler la mer. Je veux me retrouver seul au milieu de l’océan comme Mermoz au centre de l’Atlantique. Je veux sentir l’odeur d’algues monter jusqu’à moi. Je veux respirer infiniment l’infinitésimal infini. Je veux être délivré des chaînes de la vie citadine et putride, monter dans le ciel et approcher l’Etre Suprême.
– On ne va pas survoler la mer, Vizir.
– Et pourquoi ne survolerait-on pas la mer, Disciple ?
– Parce que si on avait une panne on ne pourrait pas atterrir.
Voilà bien l’aviation moderne. Voler au dessus des pistes pour le cas où. Fini le temps où le moindre décollage était synonyme de jouer sa vie au casino. Adieu Blériot, adieu Lindbergh, adieu Radiguet, adieu Mermoz, adieu Saint-Exupery qui vécût seul sans personne avec qui parler véritablement jusqu’à une panne dans le désert du Sahara parce ce quelque chose s’était cassé dans son moteur…
Je m’apprête à reprendre mon arme pour contraindre Disciple à élever son âme lorsque la radio borbore.
– Allo, Objet volant non identifié. Ici le contrôle de Dieppe. Donnez votre nom, prénom, adresse, date de naissance, numéro de Sécurité Sociale, pointure des chaussures. Chasseurs prêts à décoller si non réponse immédiate. Identifiez-vous !
– Ici Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO. Tu veux quoi mec. T’as des contractions. T’as pas de programme spécial de maintenance à accomplir avec un ou une stagiaire du contrôle aérien. T’es tout seul. T’as rien d’autre à faire que de m’emmerder.
– Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, votre licence vous sera retirée pour ces propos fétides.
Cette avanie réveille Disciple :
– Accrochez vous.
Et s’adressant à moi:
– Navigateur, préparez l’acquisition de la cible pour destruction de ce connard de Dieppe
– Allo Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, ici Dieppe. Je vous sens hostile. Hissez le drapeau blanc.
Disciple m’interpelle:
– Navigateur, hissez le drapeau noir.
Je hisse.
– Disciple 237-456-XLK-987-22-TRQ-KRO, vous hissez le drapeau noir, nous lançons les chasseurs
– Dieppe, vous n’êtes qu’un blaireau fossile. Vos chasseurs, je vais les empailler. Je vais en faire du steack tartare, du boudin antillais, de l’andouillette de Troyes, du hachis Parmentier, de la purée de carottes.
Pendant qu’il raconte sa carte, mon écran radar s’anime. J’interviens :
– Deux hostiles au 421.
Sans hésiter, Disciple m’ordonne:
– Alors essayez à la Belotte. Armez missiles.
– Missiles armés.
– Grattez l’allumette
– Allumette grattée
– Attention… Feu !
Quand il s’en donnait la peine, Disciple était vraiment un pilote hors pair. On allait enfin rompre la monotonie de ce vol fastidieux.
Le premier missile alla s’encastrer dans le Ferry de Newhaven qui explosa immédiatement et sombra dans le port en quelques instants. Le second missile nous entra dans le cul, Mais c’était un F15 hostile qui l’avait lancé. Cet événement sembla troubler Disciple.
– Vizir. J’ai un trou dans le cul.
– Le contraire m’eût étonné à moins que tu ne soies mal formé.
– Vizir Crétin. On a un trou dans le cul de l’avion. C’est pas habituel de voler comme cela. Les gaz s’échappent.
– Disciple matérialiste, saches qu’il y a mille façons de piloter un avion. La façon désespérée et désespérante qui est la tienne et la façon poétique qui est la mienne. Nous allons donc continuer en déclamant des vers.
– Vizir, nos passagères !
– Quoi, nos passagères ?
– Elles ne sont plus là !
– Oh, mortel, arrête de compter comme cela. C’est mesquin. L’important c’est la mission que Dieu nous a confiée. Pilote, mon disciple, pilote afin que je puisse armer le missile rédempteur qui purifiera le monde.
Le missile lancé par mes soins, arracha la bouteille de Jameson que l’autre débile du contrôle de Dieppe était en train de boire. Du coup, sa tour fut transformée en chaleur et lumière, ce pauvre type se retrouvant assis sur un tabouret haut du bar de l’aérodrome avec un double J&B dans les mains et hurlant qu’il voulait absolument du Jameson et que le J&B, c’était de la merde.
Le troisième missile, lancé par on ne sait qui, atteignit la gare SNCF de Dieppe, détruisit les bâtiments, le train en correspondance du ferry qui ne servait plus à rien puisque le navire était coulé et qui de toute façon ne serait pas parti parce comme d’habitude les cheminots étaient en grève. La destruction se produisit sous les vivats de la foule enthousiaste de voir réduit en cendres gare, trains et ces connards tout le temps en grève.
Le quatrième missile ne fut pas retrouvé. Certains pensent qu’il y a peut-être un rapport avec la disparition, ce jour là, d’un Airbus d’Air Lingus qui assurait la liaison Dublin-Paris Charles de Gaulle et qui devait se trouver dans les parages. Mais aucune preuve n’a pu être apportée.
Par l’anus artificiel pratiqué par le missile dans la coque de notre avion s’échappaient diverses substances et morceaux. Il était à craindre que cette dysenterie mécanique ne provoque quelque incident fâcheux. Disciple, comme d’habitude semblait incapable de tout. Il était temps que je reprenne les choses dans mes mâles mains.
– Disciple, il faut nous poser.
Il n’était plus question de nous poser sur la piste de l’aérodrome, car elle était pleine de trous de bombes et l’on risquait encore de rencontrer un hostile ou l’autre contrôleur à la con qui n’avait pas de stagiaire pour s’occuper. Je choisis donc la promenade du front de mer. Disciple, au plus bas psychologique, réussit à poser l’avion. Ceci fut fait avec fracas, mais sans pertes sous les acclamations de la foule enthousiaste dès qu’elle me reconnût comme Phileas Fogg accompagné de son valet. Le maire fit un discours et nous conduisit au restaurant Les Arcades où un vin d’honneur nous attendait. Là, toutes les célébrités virent me saluer: Georges Marchais, Adamo, Patrick Poivre d’Arvor, Jacques Chirac, Boris Eltsine, Margaret Thatcher. Chacun et chacune me demandait le nom du petit homme qui se trouvait près de moi et me félicitait d’avoir emmené mon valet en avion alors que d’autres patrons moins progressistes l’auraient laissé courir derrière.
A chacun et chacune, je répondais : « Regardez le bien. C’est mon disciple. Alors, bientôt ce sera votre maître. »
———-
Dix ans après, le disciple est devenu Vizir et même Calife 737. Il n’a point déçu mes espérances. Quand il décolle ou atterrit toute la Chine l’acclame. A ma connaissance, il est le seul prof de fac à être devenu pilote de Boeing. Pour ce faire, il a courageusement dominé toutes les avanies et tous les pièges qu’on lui a tendus. Il ne s’est pas brûlé les ailes même si elles ont eu chaud, quelquefois.
Il a toujours le crâne déplumé. Même davantage. En tenue de pilote , cela fait vraiment classe.
Quand il a quitté l’Université, il m’a dit qu’il n’avait pas beaucoup aimé l’histoire ci-dessus que je croyais pleine d’affection. Mais on me dit toujours que mon ironie est… spéciale et qu’il faut me connaître. Aujourd’hui je la publie avec fierté, car voilà un disciple qui n’est pas devenu comme son maître. Beaucoup pourraient s’en inspirer.
Cet unique voyage que je fis dans un si petit avion m’a laissé un souvenir impérissable. Surtout de notre atterrissage à Deauville avec un gros avion devant et un gros avion derrière. Chacun d’entre nous, parvenu à une certaine « maturité » sait bien qu’il n’a pas atteint ce qu’il aurait pu atteindre. Sans que ce soit forcément de sa faute. A l’époque où nous enseignions ensemble et où j’avais des responsabilités, il m’avait proposé des thèmes de séances très originaux. Je lui avais dit : « Vas-y, essaie ».
Je ne croyais pas si bien dire.
© Jean Pierre Dufoyer & Les éditions du Vizir. 9.11.1998 – 10.02.2008

Les W.C. du 6ème, Avenue du Bel Air

Ceci est un court extrait d’une oeuvre en cours d’écriture publié pour le divertissement de certains reptiles.

Malgré mes préoccupations, l’ascension me sembla toute aussi longue qu’à l‘accoutumée. Une fois le sommet atteint, j’empruntai un peu essoufflé l’étroit couloir où se succédaient les portes des chambres « de bonnes ». Cette expression était d’ailleurs fort convenue. Car, depuis des mois où j’habitais ce lieu perché, j’aurais bien aimé rencontrer une jeune bonne esseulée qui eût accepté d’être bonne avec moi. Peine perdue. Pas un être humain. Quelque fois, le bruit d’une clef qu’on tournait dans une serrure et d’une porte qu’on ouvrait et refermait. Sans doute quelque Barbe Bleue de l’immeuble qui venait contempler ses victimes desséchées. Et toutes mes espérances de partager mon lit froid avec la douce chaleur d’une jeune espagnole ou portugaise ou polonaise ou de quelque nationalité que ce soit, s’étaient évanouies.

Par contre, ce qui avait persisté, c’était l’odeur des W.C.. Vu les témoignages archéologiques d’anciennes et abondantes mictions et autres choses encore, il y avait donc eu un temps où ce couloir avait été habité. La pièce de ces commodités, devenues olfactivement fort incommodes, était pourtant agréablement située plein sud-est, agrémenté d’une grande fenêtre permettant au franc soleil matinal d’entrer sans honte et de réchauffer les parties dévêtues de l’usager. Et l’on ne craignait même pas l’indiscrétion de regards voyeurs, car il n’y avait point de vis-à-vis. Le regard portait même jusqu’à la montagne aux singes du Jardin Zoologique et je n’imagine pas que des babouins porteurs de jumelles puissent s’intéresser un seul instant à l’état matinal de mes pudenda. Et même si cela était, car j’ai remarqué que ces animaux ont une forte tendance copulatrice, l’éloignement me garantissait une totale sécurité.

Ce local eût donc présenté de fort grands avantages s’il n’avait présenté deux inconvénients majeurs. Le premier était la présence d’une cuvette dite « à la Turque », ce qui interdisait de longues stations assises à contempler le soleil du matin, voire le lever du soleil, sur le bois de Vincennes.

De longue date, j’ai développé une haine farouche envers ce type d’appareil. On me dit qu’il s’agit de dispositifs très hygiéniques qui évitent tout contact avec la peau et que, de cette façon, il n’y a pas de risque de transmission de maladies. Cet argument serait tout à fait recevable si les usagers des toilettes à la Turque perdaient l’habitude de répandre leurs productions ailleurs que dans le trou destiné à cet usage. On en retrouve généralement sur les espaces destinés à poser les pieds, ce qui oblige l’usager qui ne veut point continuer à conchier l’espace à mille contorsions. Il y a aussi les effets des chasses à « effet d’eau » qui s’obstinent dans un malin plaisir à promener tous les objets flottants dans les diverses rigoles et qui épuisent leurs cours avant même que la crue n’ait porté toutes ces choses immondes dans le trou.

Ceci me fit développer un fort a priori envers l’endroit. Toutefois, découvrant peu à peu que j’en étais probablement le seul usager, je décidai donc de l’améliorer et de le bichonner. Cette tâche fut ardue.

Sur toute la cuvette, et même au-delà, et, à dire vrai sur toutes les surfaces quasi horizontales, on pouvait observer des couches jaunes et peu ragoûtantes, témoignant, comme des strates paléontologiques des périodes de peuplement. Malheureusement, il n’y avait point de ces inscriptions qui ornent fréquemment les murs de ces lieux. Car si elles sont parfois d’une banalité éprouvante, certaines témoignent d’un goût littéraire prolongé, jamais pour la litote, mais parfois pour le néologisme. Je n’en veux pour preuve que ce message que j’ai trouvé un jour dans les toilettes de l’Hôtel des Société Savantes à Paris : « j’empoutâfre (sic) la connasse vierge ».

De même, toute peinture rupestre avait disparu. Il ne restait rien de l’histoire ancienne de ces lieux que ces dépôts calcaires et nitreux recouvrant toute la faïence, si jamais il y en eût, et tous les abords et même les derniers quarante centimètres du tuyau de la chasse d’eau. Ce n’était pas vraiment la saleté, car il y avait un bail ou plusieurs que les mictions et les défécations abandonnées hors du conduit, avaient été réduites, désagrégées et évaporées. Non, c’était surtout cette lourde épaisseur de tartre compissé qui répandait une forte odeur acre d’ammoniaque corrompu.

J’avais courageusement entrepris une rénovation ardente, à l’aide de produits adaptés. L’entreprise ne fût cependant pas complètement couronnée de succès tant les fossiles étaient anciens et résistants. Faute de pouvoir détruire, j’entrepris donc de masquer à l’aide de produits déodorants ce qui n’apporta qu’une très relative amélioration. De plus, il me semblait que tout nouvel usage du dispositif rénovait l’odeur comme s’il provoquait une renaissance des miasmes.

Petite histoire pour donner envie.

Tout a commencé le 16 mars.
Un date tout à fait quelconque.
C’eût été le 21, on aurait pu évoquer l’arrivée du Printemps, encore que cette année-là je me demande s’il n’était pas arrivé la veille ou le lendemain. Tout ça, c’est de la faute des astronomes. Quand vous êtes à l’école, vous apprenez les dates des saisons, puis vous vous apercevez que ce n’est pas toujours vrai. Les astronomes passent par là et font, comme il convient, des calculs astronomiques concernant la position relative de la terre, du soleil, des planètes et des galaxies. Puis ils vous disent la date et l’heure des saisons, ce dont on se fiche un peu, car, comme on le sait bien, il n’y a plus de saisons.
Quoique… Par exemple, il est quand même agréable de savoir qu’on est arrivé au Printemps. Car c’est l’époque des échauffements de la chair, ces temps bénis où les jeunes femmes portent des tee-shirts ou des chemisiers avec rien au dessus, et parfois rien non plus en dessous, et vous offrent le spectacle fort attrayant des seins ronds et sautillants qui vous font des journées bienheureuses. Parfois même on devine plus ou moins précisément selon l’épaisseur du tissu et la forme et la taille de l’organe, une paire de mamelons tétins qui semblent n’être là que pour attirer les lèvres.
Mais foin de Printemps. Nous étions le 16 mars. Et, pour tout dire, la journée avait mal commencé.
Un conseiller de l’A.N.P.E., où ce qui en tenait lieu à l’époque, m’avait fixé rendez-vous à neuf heures. J’aurais bien préféré dix heures, voire onze, voire trois heures de l’après-midi, ce qui m’aurait laissé le temps de me réveiller et de faire des ablutions complètes afin de me présenter dans le meilleur appareil. Mais je n’avais pas osé discuter de cette question d’horaire de peur d’être pris pour un fainéant. Et quand un conseiller de l’A.N.P.E. vous prend en grippe, il n’est pas rare de voir les indemnités diminuer rapidement.
J’avais donc mis mon réveil à 7 heures 30 afin de pouvoir procéder paisiblement à tous les apprêts nécessaires. Bien sûr, comme il est d’usage en de semblables circonstances, le réveil n’avait pas sonné. C’était normal, car le petit bouton était sur « OFF » au lieu d’être sur « RAD » ou « BUZ ». Mon psychanalyste aurait parlé d’acte manqué. Mais de toute façon, il y a bien longtemps que je n’avais rencontré de psychanalyste.
A vrai dire, j’avais commencé une « cure », comme on dit. J’avais vingt-deux ans et je préparais ma licence de lettres. C’était une femme relativement jeune et assez attrayante. En vérité, elle m’avait été recommandée par un camarade d’études très névrosé, nommé Lambert qui avait complété les séances passées sur le divan par quelques autres où la praticienne s’était à son tour allongée. Sans doute pour régler ses problèmes de contre-transfert. Lambert m’avait dépeint de façon assez détaillée les exercices thérapeutiques auxquels il avait été soumis, bien contre sa volonté, affirmait-il avec sérieux. C’est tout juste s’il ne prétendait pas avoir été violé en rendant compte de ces moments inoubliables avec une émotion qu’il s’efforçait de dissimuler alors que ses yeux pétillaient de volupté.
Quel faux-cul ! Je suis certain qu’il venait en érection quand il en parlait et qu’il se masturbait nuit et jour en pensant à elle.
Toujours est-il que Lambert y trouva quelque épanouissement. La névrose ne se résorba cependant pas. D’autant plus qu’après avoir largement consommé le pauvre garçon, la praticienne s’en désintéressa, probablement au profit d’un nouveau client. Toujours est-il qu’elle cessa ses invites malgré les demandes sans ambiguïté de Lambert qu’elle ignora superbement et pyscho-thérapeutiquement. Le pauvre garçon se retrouva souffrant. Il déversa cette souffrance, un jour, assis devant une table de l’Escolier, Place de la Sorbonne, sur laquelle était disposée une paire de cafés que nous buvions à très petites gorgées afin qu’on ne nous fasse pas comprendre trop vite qu’il convenait de renouveler les consommations.
Les compte-rendus qu’il me fit de ses séances d’analyse m’exaltèrent. Je n’avais jamais éprouvé le besoin d’entrer en psychanalyse quoique je l’avais vu faire par diverses personnes autour de moi.Mais quand Lambert répandait sa souffrance dans des descriptions sans ambiguïté des rondeurs et autres morceaux intimes de la dame et des activités inventives auxquelles elle se livrait, je ne pus résister à la tentation d’autant plus que j’étais un peu isolé durant cette période.
Je venais de passer six mois dans un appartement avec Chloé. Ou plutôt dans l’appartement de Chloé, circonstance qui me porta sur le trottoir quand je décidai de me passer d’elle. C’était une personne éprouvante.
Je l’avais rencontré dans une boum à Palaiseau, le genre de boum qu’on organisait à cette époque, chez l’un ou chez l’autre, où l’on buvait du coca en mangeant des gâteaux secs que chacun apportait et où l’on dansait d’abord quelques rocks et be-bop de derrière les fagots avant de tamiser les lumières et de terminer la nuit avec des slows d’enfer où tous ceux qui n’avaient pas de petite amie attitrée tentaient leur chance et réciproquement, avant d’aller finir la soirée par de longues séances de bouche à bouche et de pelotage.
Je n’ai pas le moindre souvenir des circonstances qui me conduisirent à inviter Chloé à danser ou si c’est elle qui s’invita, ce qui était tout à fait son genre. Par contre, je me souviens bien que le premier contact fut totalement électrique, au moins pour ce qui me concerne. Pourtant elle n’était pas particulièrement belle. Elle était très brune avec des cheveux mi-longs et raides, un visage ovale à la Modigliani et un regard catalan. Sa peau était brune mais son corps me paru mou lorsque je l’enlaçai. Son odeur était étrange, un mélange de tabac dont elle usait sans modération et d’un parfum un peu exotique accompagnés d’une senteur un peu rance indéfinissable. Si j’avais dû exprimer mes sensations olfactive, j’aurais dit qu’elle sentait l’amour.
Quand elle posa son avant bras sur mon épaule et lorsque je sentis sa main sur ma nuque, nous ne dansions pas depuis dix secondes. Et il ne fallut pas une minute pour me décider à l’embrasser. D’habitude, quand on avançait les lèvres, les filles résistaient. Certaines le faisaient avec une grande fermeté. D’autres étaient plus réceptives, mais il y avait toujours une dose de raidissement minimum même quand ceci précédait de peu un certain alanguissement. Il fallait toujours un peu forcer la voie pour que les lèvres s’écartent et pour que le barrage dentaire consente à se laisser fissurer. Mais Chloé me laissa prendre ses lèvres sans combat, tout en se laissant faire sans s’offrir, avec une touche de résignation que je ne ressentis point car j’étais alors bien trop jeune pour prendre conscience de ces subtiles nuances.
Toujours est-il qu’elle me laissa tout faire ou tout du moins tout ce qui était compatible avec la présence de témoins, c’est à dire, au bout du compte, des dizaines de baisers interminables pendant que ma main gauche cachée par nos corps enlacés parcourait ses seins ronds et sans fermeté sous son chemisier.
Plus tard, nous continuâmes ces explorations dans la pénombre d’un coin de la pièce. Elle me laissa glisser la main sous sa jupe ce qui n’était pas trop l’usage à cet époque, au moins dans des circonstances publiques. En fait, elle était totalement impudique et passive. Quand je pris un léger recul par rapport au trouble profond dans lequel m’avait plongé le contact de mes doigts avec sa vulve, je pris conscience du manque d’intimité de la situation et j’en fus assez profondément gêné et je mis fin à ces explorations des zones basses de son corps.
J’avais une grande envie de conclure et j’avais l’impression que Chloé ne s’y opposerait pas, mais je n’imaginais pas que je puisse accomplir la chose là où nous étions. Et je n’étais pas assez intime avec la jeune fille qui recevait pour oser aller chercher une chambre dans l’appartement.
Et quelque chose me retenait.
Une espèce de crainte. C’était parfaitement idiot. D’autres, je le savais, qui disaient connaitre nombre de bonnes fortunes, n’auraient peut-être pas ressenti les mêmes réserves. Mais malgré l’ardent désir qui m’habitait, j’avais l’impression d’abuser d’elle tant elle se montrait peu résistante. Que voulez-vous. On ne passe pas impunément à travers d’une éducation morale bien catho et bien culpabilisatrice pour tout ce qui concerne la vie sexuelle.
Quand la nuit prit fin, nous nous quittâmes non sans avoir échangé nos adresses et nous être promis de nous écrire, mais point de nous revoir. Il s’ensuivit une correspondance étonnante. Que j’ai conservée et que je ne puis relire sans émoi
J’avais pris l’initiative de la première lettre. J’avais envie de la revoir et j’espérais pouvoir continuer, voire développer dans un environnement plus intime, les jeux que nous avions initiés lors de cette soirée. Ma première correspondance faisait donc référence pudique à ces souvenirs, au désir de la rencontrer de nouveau, de parler, de faire plus ample connaissance. Toutes ces platitudes qu’on dit ou qu’on écrit quand on espère dissimuler des intentions plus précises. Et convenir d’un rendez-vous était compliqué. Nous n’avions pas le téléphone. Il fallait des échanges de lettres au moins pour déterminer le premier.
Je n’étais pas certain de recevoir une réponse. Il n’était pas rare que des filles qu’on avait connues furtivement, dans des boums ou dans des bars, ne donnent pas suite. Aussi, quand je découvris sous la porte de ma chambre d’étudiant cette enveloppe longue, ce qui était rare à cette époque pour la correspondance privée, et que pus lire nom de l’expéditeur, je fus rempli d’allégresse.
J’ouvris en tremblant un peu d’une certaine impatience de découvrir le contenu de l’enveloppe. Il y avait quatre feuillets d’un papier très léger et très fin de couleur parcheminée très légèrement parfumé qui rappelait l’odeur exotique que j’avais senti quand elle dansait contre moi. Elle avait une très belle écriture. Elle se servait d’une plume et d’encre noire et traçait ses mots de façon bien régulière en marquant discrètement les pleins et les déliés par de légers appuis.
En y repensant, je trouve extrêmement étonnant qu’une personne aussi perturbée ait eu une aussi belle écriture.
En plus, elle écrivait des choses étonnantes.
Elle aurait pu commencer sa lettre comme à l’accoutumée par « Cher Jean Pierre », comme on faisait ordinairement. Non point. Elle écrivait juste « Bonjour beau Du Guesclin chevauchant dans la lande bretonne au mépris des vents et des orages » ! Je ne me souvenais pas qu’on m’ait jamais écrit comme cela. Où était-elle allée chercher cela. Il est vrai que j’avais du lui avouer mes origines bretonnes, mais de là à m’imaginer en Du Guesclin. Et pourtant ça me flattait. Quelque part j’aurais bien aimé défendre les victimes de l’injustice dans les tourbillons de la société.
Le reste était de la même veine. Littéraire et philosophique. Elle parlait de la vie, de l’amour, de la mort, de la difficulté d’être, de la quête de l’amitié, de l’inconstance des êtres et des sentiments. Elle trouva le moyen de faire allusion à Hegel et de citer quelques lignes de Saint John Perse et du Petit Prince. Tout ce qu’elle écrivait était beau, était grand.
J’étais abasourdi.
J’avais dansé avec une jeune fille passive et molle qui sentait le parfum et le tabac froid et qui m’avait laissé peloter ses seins comme avec indifférence. Et je lisais des phrases d’une femme philosophe, mature et brillante, chaleureuse et conséquente. Je fis plusieurs lectures. Et jamais la moindre anicroche. Le ruisseau de sa pensée coulait avec délicatesse. Le style était brillant, les idées remarquables.
Je me trouvais con.
Il me prit une envie irrésistible de contempler son visage que j’avais si peu vu dans la pénombre des ambiances tamisées des slows.Les souvenirs des attouchements se mêlaient au chant des phrases écrites.L’image de la femme se composait en moi, en corps, âme et esprit. Le désir de la chair se combinait avec l’éréthisme de l’esprit.
A la fin de la quatrième ou de la cinquième lecture, j’étais amoureux.