Le jeu de la mort et l’éducation des bourreaux

Le jeu de la mort et l’éducation des bourreaux

zone-xtreme.1268930518.jpg Je lis avec intérêt la chronique de Jean-Luc Lamouché « Veuillez continuer, s’il vous plait… ! — Psycho-Histoire…  », et, si je partage bien son point de vue, je trouve qu’il s’arrête en chemin sur la question de la fabrication des bourreaux.

Que Milgram ait trouvé dans son expérience (ce n’est pas un test) 60 % de bourreaux et la télévision 80 % est trivial. Milgram lui-même avait mis en place plusieurs situations qui pouvaient faciliter ou non la désobéissance. Mais la véritable question est celle que Jean-Léon Beauvois a suggérée à la fin de l’émission qui est celle de l’origine du comportement de soumission.

Car il y a des circonstances qui conduisent à la soumission. Il n’y a pas besoin de regarder des bébés très longtemps pour constater qu’ils ne sont guère soumis. Et toute l’enfance, et toute l’adolescence, et probablement une grande part de la vie, sont des moments au cours desquels se construit ce que les psychologues nomment « socialisation », ce que les psychanalystes nomment « intériorisation des interdits sociaux et parentaux ».

On ne peut nier que cette éducation soit nécessaire, autrement toute vie sociale serait impossible si l’on n’appliquait pas le principe de l’arrêt de la liberté quand commence celle des autres. Mais…

Mais voici que nous trouvons toutes sortes de règles dont la légitimité n’est pas garantie. Naturellement, il y a les milieux caricaturaux comme l’armée ou la police. Mais il y en d’autres. L’interdiction faite aux enfants de parler à table, les affirmations sans preuves de la publicité de vérités qui n’en sont pas, le respect de la parole des hommes politiques au simple motif qu’ils ont été élus, les règles stupides développées dans certaines entreprises, l’interdiction de critiquer le pape, le patron, les flics, la croyance absolue dans la compétition pour favoriser le développement, l’obligation de porter les attributs de la religion, la punition parce qu’on a oublié son livre d’histoire, croire que la méthode de telle école de ski est la meilleure, l’interdiction de prendre tels couloirs du métro même si le chemin est plus court, l’affirmation que la tribune Auteuil ou Boulogne est composée de cons, l’idée que les Arabes sont tous des voleurs, que la colonisation juive réglera le problème palestinien, que les femmes sont faites pour faire la cuisine et les enfants, que le football est un sport, qu’il faut enfanter dans la douleur et que l’avortement est un crime, qu’il ne faut pas fermer les frontières pour protéger nos emplois et qu’on sauvera les retraites en repoussant l’âge jusqu’à 67 ans.

Et combien sont-ils ceux qui s’agenouillent, qui se voilent, qui écoutent Nicolas ou Ségolène comme s’ils étaient locataires de l’Olympe, qui croient qu’il faut manger 5 fruits et légumes par jour, que l’eau du robinet est moins pure que l’eau minérale et que pour défendre la patrie en danger, il faut aller tuer nos voisins et que pour préserver l’ordre mondial, il faut absolument des expéditions militaires dans tous les pays peuplés de barbares sanguinaires.

Alors, quand on ne critique plus rien, on est disponible pour bien des choses pour peu que le meneur de jeu se présente avec un peu d’aura. Au mieux, il vous emmènera dans sa secte, au pire, il conduira une ratonnade en se glissant au dernier rang quand ça deviendra vraiment dangereux.

Six ans après la fin de la guerre d’Algérie pendant laquelle les obéissants furent confrontés à des situations effroyables et les désobéissants furent bannis comme s’ils étaient des êtres abjects, nous avons crié qu’il était « interdit d’interdire ». Cri d’une génération oppressée par un régime politique lourd et oligarchique dont on ne voyait pas l’issue et d’un régime moral qui interdisait ce les pays d’Europe éclairés avaient accepté (contraception et avortement). Rares sont ceux qui ont crié cela sans être conscients qu’il ne s’agissait que d’une métaphore… Qui énerve encore certains et certaines qui n’ont rien compris. Nous voulions simplement passer les règles de la vie sociale et politique, toutes les règles, au tamis de la critique éclairée de la connaissance et de la science. Car, au final, seule cette dernière peut énoncer ce qui est (probablement) vrai et ce qui ne l’est (probablement) pas.

Si Jean-Léon Beauvois avait recruté un échantillon de soixante-huitards, peut-être auraient-ils moins électrocuté. Peut-être pas, parce que depuis le temps, le rouleau compresseur de la société aliénante est fortement passé et que certains occupent maintenant des positions sociales avérées.

Si Jean-Léon Beauvois avait présenté l’expérience à un groupe de rebelles chinois ou birmans, on peut faire l’hypothèse, aussi, qu’ils se seraient montrés plus circonspects avec les consignes et les manettes.

Il faut apprendre la désobéissance pour pouvoir en user quand c’est nécessaire.

Ne nous plaignons pas qu’il y ait 80 % de bourreaux. Dans une société bien pépère, ce sont ceux, parents, maîtres, éducateurs, religieux, qui ont oublié que l’éducation c’est autant le droit de dire non à bon escient que d’obéir, qui les ont fait.

« Je doute, donc je pense, je pense, donc je suis » (1)

A chacun de se regarder son miroir en se rasant le matin !

1- Ayant entrepris de refonder entièrement la philosophie sur des bases solides, Descartes met en œuvre un doute méthodique, consistant à éliminer tout ce qui n’est pas absolument certain, afin de voir s’il reste après cela quelque certitude sur laquelle s’appuyer. Il découvre alors que, même si mes sens et mes raisonnements me trompent souvent, il n’en demeure pas moins que moi, qui suis en train de douter, je suis quelque chose, autrement dit j’existe. Cette certitude de sa propre existence se présente dès lors comme une vérité première pouvant servir de point d’appui à la philosophie qu’il développera, considérée à ce titre comme exemplaire de la philosophie moderne, qui place le sujet au centre de la construction du savoir. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Cogito_ergo_sum

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Reproduit de Chronique des abonnés du Monde: http://www.lemonde.fr/opinions/chronique/2010/03/25/le-jeu-de-la-mort-et-l-education-des-bourreaux_1324042_3232.html

Bakounine