Non, Valérie Pécresse, les sciences humaines et sociales ne sont pas à ton service (Christophe Pébarthe, Université Bordeaux 3)

Non, Valérie Pécresse, les sciences humaines et sociales ne sont pas à ton service (Christophe Pébarthe, Université Bordeaux 3)

D’emblée, dans son discours prononcé lors de l’installation du Conseil pour le développement des humanités et des sciences sociales, le 2 septembre 2009, Valérie Pécresse n’y va pas par quatre chemins en évoquant le privilège rare de s’exprimer devant « une telle assemblée ». On pense spontanément aux universitaires qui la composent. Vers la fin de son discours, un esprit chagrin pourrait toutefois éprouver un doute lorsque la ministre évoque l’ouverture à la société française à travers les cinq personnalités qualifiées qui siègeront dans ce Conseil, « trois chefs d’entreprises, un universitaire qui est aussi un grand éditorialiste et un explorateur qui nous a fait si souvent rêver ! » Mais sans doute faut-il voir dans cette phrase suspicieuse l’effet d’une formation universitaire qui, comme Valérie Pécresse le sait, nous apprend « parfois à nous déprendre des mots que nous utilisons ». Gardons-nous donc de conclusions hâtives et peu amènes à l’égard de celle qui a pris fait et cause pour les sciences sociales et humaines, « depuis longtemps » qui plus est, selon ses dires.

Au contraire, suivant en cela la Ministre, affrontons les enjeux du développement des humanités et des sciences sociales et ne tenons pas compte de ceux qui leur ont fait un mauvais procès au nom d’un monde dans lequel  « régnerait la seule loi de l’utilité immédiate ». Après une telle profession de foi, les auditeurs de Valérie Pécresse, les membres de cette docte assemblée, n’ont pu que frissonner. Alors même que le président de la République ne cesse d’en appeler à une moralisation du capitalisme, au bien être et à la supériorité de la société sur l’économie, n’allaient-ils pas entendre, dans la bouche de la Ministre de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, enfin au diapason de Nicolas Sarkozy, un vibrant éloge de la gratuité et du savoir ? Les naïfs, s’il y en eu, en furent pour leurs frais. Vibrant éloge il y eut, mais il ne le fut que d’une version éculée de l’utilitarisme des sciences sociales et des humanités.

À quoi peuvent-elles bien servir en effet si, de l’aveu même de Valérie Pécresse, elles ne sont que « nourries », « stimulées » par « le progrès des sciences que l’on dit parfois « dures » » qui, en outre leur offre « un nouveau souffle » ? La réponse manquera d’originalité et serait sans doute sanctionnée dans une copie mais les correcteurs professionnels d’étudiants en restèrent cois. Sans doute la perspective de devenir un commensal des puissants amoindrit-elle l’esprit critique… Quoi qu’il en soit, l’idée générale est affirmée sans précaution oratoire. La société a besoin, plus que jamais serait-on tenté d’ajouter, des sciences humaines et sociales car « elles seules nous permettent de comprendre et de nous retrouver dans ces changements qui sont parfois si nombreux qu’ils menacent tous les repères intellectuels, sociaux et scientifiques que nous avions patiemment construits ». En bonne élève, Valérie Pécresse se rend bien compte qu’une telle généralité risquerait de laisser croire à son auditoire que dans son esprit, in fine, elles ne servent à rien. Aussi, elle assène un exemple, celui qui se doit de figurer dans toute dissertation digne de ce nom : « qui peut nous aider à penser la crise, si ce n’est des économistes, des juristes, des historiens, des géographes, des philosophes, des sociologues, des anthropologues et de tous ceux qui, parce qu’ils étudient nos langages, nous apprennent parfois à nous déprendre des mots que nous utilisons ? ».
Que tous ceux qui peinent à inscrire leur recherche dans cette perspective utilitariste se rassurent toutefois! Non, les sciences humaines et sociales ne servent pas qu’à comprendre le monde contemporain mais qu’ils ne cèdent pas pour autant à « une tentation que nous connaissons parfois, celle de refuser toute ouverture professionnelle et d’affirmer par contrecoup la gratuité du savoir et de la culture, qui sont à elles-mêmes leurs propres fins. Mais céder à cette tentation, c’est confirmer le jugement que l’on voulait réfuter. […] Car étudier les humanités et les sciences sociales, ce n’est pas seulement se faire une culture et aiguiser son intelligence, c’est aussi acquérir dans le même mouvement des compétences et des aptitudes, qui ont tout pour intéresser les recruteurs, du public comme du privé ». L’évocation du recruteur public est sans doute un trait d’humour, tant le dogme du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite prive l’État employeur des compétences et des aptitudes louées par Valérie Pécresse. La grande affaire est donc l’insertion professionnelle. La nouvelle frontière s’annonce sans détour selon la Ministre : « les sciences humaines et sociales pourraient à mes yeux devenir les pionnières de la professionnalisation par les compétences, avec un seul objectif : celui de garantir à chaque étudiant qu’il aura, à la fin de ses études, tous les atouts en main pour faire valoir les qualités qui sont les siennes ».

Le discours de Valérie Pécresse n’annonce donc pas une quelconque inflexion dans la politique menée. Au contraire, elle entend mettre les sciences humaines et sociales au service de l’idéologie dont sont porteurs le président de la République et le gouvernement auquel elle appartient. C’est à des auxiliaires d’une politique intangible que Valérie Pécresse s’adresse, une politique qui est l’expression d’une idéologie. Voilà les sciences humaines et sociales au service de « la société de la connaissance […] car il n’y a pas d’innovation sans esprit critique, il n’y a pas de rupture scientifique et technologique sans goût du décentrement, de la déconstruction et de la complexité », qualités qu’elles seules cultiveraient. Les voilà sommées de devenir le bras armé du libéralisme d’ordre, en proposant « des règles pour la construction d’une évaluation réfléchie et, pour tout dire, bien pensée. Et j’en suis certaine : de telles réflexions ne tarderaient alors pas à essaimer dans les autres disciplines, contribuant ainsi à aiguiser notre compréhension et notre pratique de l’évaluation ».

Alors, non, Madame Valérie Pécresse, les sciences sociales et humaines ne sont pas à votre service, pas plus que l’Université n’a pour fonction de remplir des bassins d’emploi, de répondre aux besoins des entreprises. Évitons les sous-entendus, les accusations maquillées en défense et apologie. Les humanités méritent mieux. Après vous avoir entendu ou après vous avoir lu, nul ne peut être votre dupe. Votre seule ambition est d’asservir des disciplines qui contribuent à ranimer la flamme d’un esprit critique que vous et votre gouvernement cherchent à éteindre. La citation de Michel Foucault ne fait pas illusion. Auriez-vous ajouté Pierre Bourdieu, pourtant particulièrement bien doté en H-factor, à votre catalogue à la Prévert que le constat resterait inchangé.

Par la réforme des universités et de la recherche, par une concentration dans le secteur médiatique qui s’opère au profit de l’image et de la communication de Nicolas Sarkozy et par une haine à l’encontre de tous ceux qui ne confondent pas progrès, innovation et brevet avec le développement des sciences humaines et sociales, vous contribuez avec constance à détruire les fondements mêmes de l’émancipation des individus par l’accès libre au savoir. Que tous ceux qui participent à ce conseil ne s’y trompent donc pas. En acceptant l’invitation qui leur a été faite, ils apportent leur caution à une politique que la communauté dont ils sont issus rejette encore aujourd’hui massivement.

Christophe Pébarthe (Université Bordeaux 3)

Bakounine