Mai 1968 : 6 – Préludes et prolégomènes

Mai 1968 : 6 – Préludes et prolégomènes

[Mai 1968: commencer au début]

Il y eut un moment, probablement vers la fin des années cinquante ou au début des années soixante, où il devint évident, pour les pouvoirs publics, qu’il fallait construire des Facultés. Ce qu’on a oublié, c’est que l’Enseignement Supérieur, à Paris, n’était dispensé que dans trois ou quatre sites. Le droit se trouvait à la Faculté de Droit, en haut de la rue Soufflot, face au Panthéon. On étudiait la Médecine à la Faculté de Médecine, rue de l’Ecole de Médecine, près du Carrefour de l’Odéon et la Pharmacie à la Faculté de Pharmacie près du Carrefour de Port Royal. Enfin, les Lettres et Sciences se trouvaient à la Sorbonne. Tous ces locaux étaient, naturellement trop exigues pour la fréquentation. L’administration usait de divers expédients. En plus de la Sorbonne, j’ai, personnellement, à partir de 1961, suivi des cours à l’Institut d’Océanographie, au Conservatoire des Arts et Métiers et à l’Hotel des Sociétés Savantes qui deviendra l’Institut de Psychologie.

Les pouvoirs publics ont mené une campagne de construction. La nouvelle Faculté des Sciences, le long de la Seine, Quai St Bernard, première occupation de l’ancienne Halle aux Vins. L’expropriation ne se faisait pas sans résistances. Je me souviens d’une inscription sur les murs: « L’élite ou les litres »… Il y a eu la nouvelle Faculté de Droit, rue d’Assas, base logistique des groupes d’extrème droite, façon G.U.D…. Il y a eu aussi le Centre Censier destiné à recevoir le trop plein des étudiants en Lettres de la Sorbonne.

En même temps, naissaient des projets de Campus hors des murs de la grande ville. Il y eut Orsay…. Et, il y eut Nanterre.

La Faculté de Nanterre était destinée à recevoir une partie des étudiants en Lettres et Sciences Humaines comme en Droit et Sciences Économiques. Et si, en comparaison, l’expatriation des étudiants scientifiques vers Orsay se passa bien, il n’en fut pas de même vers Nanterre.

 

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Les causes des incidents de sont multiples et chacun a sa thèse. Je ne voudrais pas en ajouter une autre, car j’ignore comment comment tous les facteurs s’imbriquèrent les uns les autres. Vu du point de vue de l’étudiant de la Sorbonne que j’étais alors, je ferai cependant quelques observations. A la Sorbonne, nous n’étions guère retenus dans les locaux. D’abord parce qu’il n’y avait aucun endroit pour se mettre en dehors des cours, sauf les locaux des syndicats étudiants. Donc, nous fréquentions beaucoup les cafés, voire les cinémas, voire, quand le temps le permettait, les jardins publics comme celui qui jouxte le Palais de Cluny ou le Jardin du Luxembourg. Nous étions très dispersés géographiquement. A Nanterre, rien de ce genre. Un immense hall. Et dehors, le bidonville avec, m’a-t-on dit, un ou deux cafés maures. Donc les étudiants « ordinaires », j’entends ceux qui n’étaient pas forcément engagés, restaient sur le site et fréquentaient ce hall ou la cafétéria ce qui donne un nombre de lieux de vie assez limité. Étant là, ils devenaient, naturellement plus accessibles à toutes sortes de mobilisations.

Il y avait aussi la Résidence Universitaire. Comme dans toutes les résidences de l’époque, il y avait un bâtiment des filles et un bâtiment des garçons. La nuit, tout cela vivait dans sa zone. Il y eut des incidents dont au moins un viol. L’administration prit donc la décision d’interdire l’accès du bâtiment des jeunes filles aux garçons (mais pas le contraire). Ce qui provoqua des incidents au nom de la liberté sexuelle et du droit d’aller et venir à sa guise. A l’origine des troubles, des groupes ou groupuscules que les renseignements généraux ont certainement dû identifier précisément, mais qui pour nous, ne se présentaient que comme des extrémistes dangereux. Non pour leurs idées. Les idées n’ont jamais fait de mal à un étudiant. Mais leurs méthodes d’agression et de violence physique. Nous étions même étonnés qu’ils fussent étudiants.

J’ai connu Nanterre assez directement, puisque ma femme y était étudiante. On ne peut pas dire que l’ambiance y était parfaitement studieuse comme dans la dignité de la Sorbonne. Ce n’était, apparemment, pas dangereux pour autant, sauf pour les groupes ou groupuscules qui s’entre-combattaient. Mais il y avait toujours une dose d’effervescence. Nanterre était un chaudron en raison d’une implantation inadaptée dans un environnement désolant où fermentaient des esprits. Des esprits plus disponibles que des mathématiciens pour la fermentation: historiens, littéraires, philosophes, psychologues, sociologues. La guerre du Viet-Nam fournissait, pour une bonne part, une base de cette ébullition. S’y ajoutait la question de la liberté, notamment sexuelle. Revendication tout à fait en rapport avec le sentiment d’entrave au plaisir du régime politique et social de l’époque. D’autres raisons idéologiques relevant de la politique intérieure y contribuaient aussi: c’était le temps de la stigmatisation du pouvoir personnel de de Gaulle.

Tout ceci trouva une relative, très relative, organisation dans la création de ce qu’on a appelé Mouvement du 22 Mars. On décrit souvent ce mouvement comme libertaire ou anarchiste.

Contrairement à ce que pense le commun des mortels, l’anarchie de consiste pas à créer ou vouloir créer une immense désordre. L’anarchie qui a parfois comme slogan « Ni dieu, ni maître, ni état, ni patron » ne s’y limite pas. L’anarchie, c’est aussi une conception politique fondée sur la confiance en la capacité des citoyens à prendre en main l’organisation de leur vie politique et sociale dans des formes autogérées. Les délégations données à des représentants sont limitées et sous contrôle permanent des citoyens. Par définition, les anarchistes sont peu organisés, puisqu’ils ne peuvent se reconnaître dans une structure pyramidale et hiérarchique comme celle d’un parti. Pour éviter les confusions avec la signification populaire du mot, on utilise plus volontiers le terme « libertaire » qui est presque synonyme (voir par exemple l’article « libertaire  » de Wikipedia) et s’oppose à l’adjectif « libéral » du capitalisme.

De ce point de vue, il est probable que la philosophie personnelle de Daniel Cohn-Bendit pouvait être classée comme libertaire. Par contre, un certain nombre de membres du Mouvement du 22 Mars, naturellement composite, étaient par ailleurs plus ou moins engagés dans des groupes néo-marxiste ou pro-chinois ou trotskystes. Dans son organisation, le mouvement était libertaire puisque autogéré. Daniel Cohn-Bendit n’en était que le porte parole dans la mesure où il en était probablement le plus capable. mais il n’avait aucune autorité sur les membres.

A l’origine de tout: l’entrée pour la première fois dans l’histoire, au moins à ma connaissance, de la police dans un lieu universitaire pour expulser des garçons qui s’étaient introduits dans la résidence universitaire des filles. Il y eut aussi une position répressive de l’administration en vue de tenter d’exclure certains étudiants des cours (Cohn-Bendit était sur ces listes), car, naturellement, on ne peut être renvoyé d’une Faculté comme d’un lycée. Deux thèmes majeurs de revendication prirent donc corps: le rejet de la police des locaux universitaires et la liberté sexuelle. On y ajoute, naturellement le fond politico-syndical.

Si mes souvenirs sont excats, il se produisit, action comme une autre, une occupation de salle du conseil de la Faculté des Lettres qui n’était pas la première. Et d’autres incidents.Je dirai quand même, pour être honnête que ça « chauffait » bien. J’avoue que je ne souviens plus des revendications précises. Il me faut consulter des document pour me rappeler la convocation de divers étudiants (dont Cohn-Bendit) devant des Conseils de Discipline. Un incident aussi, à la Sorbonne où des groupes d’extrême droite saccagent un local de l’U.N.E.F.. On les attend aussi à Nanterre, mais ils ne viendront pas.

L’administration prend peur. Le 2 mai, elle décide la suspension des cours et la fermeture de la Faculté. En renvoyant les étudiants chez eux, elle espère évidemment la dispersion des sources d’agitation. Grave erreur de stratégie. Car, qu’à cela ne tienne, les étudiants s’en viennent aussitôt occuper la Sorbonne pour obtenir la satisfaction de leurs revendications.

Les « évènements » commenceront le vendredi 3 mai, date de la naissance de mon fils.

[Suite]

 

Bakounine