En ce temps là, les universitaires écrivaient des thèses. De longues thèses qu’ils voulaient exhaustives. L’auteur était supposé tout savoir sur le sujet.
A vrai dire, il y avait deux thèses. La thèse de « Troisième Cycle » qu’on écrivait assez vite. Et la grande thèse dite « Thèse d’Etat », qu’on ne présentait qu’au terme d’un long labeur.
Il arrivait qu’il faille cinq années pour rédiger une thèse de troisième cycle en lettres et sciences humaines. Quand à la grande thèse, le travail pouvait prendre bien plus. Pour certains, ce fut le travail d’une vie.
Quelques exigences de carrière poussaient cependant. Il était rare qu’un assistant devienne maître assistant sans thèse de troisième cycle et la grande thèse était indispensable pour postuler au prestigieux poste de « Professeur ». Toutefois les enseignants-chercheurs qui préparaient ces thèses disposaient de tout leur temps pour s’occuper de leurs enseignements (1).
Naturellement, certains étaient plus rapides ou plus productifs que d’autres. C’est comme partout.
Il me reste de cette époque le souvenir d’une grande sérénité dans mon travail.
Maintenant, la thèse de troisième cycle n’existe plus. Elle est remplacée par un Diplôme d’Etudes Approfondies qui n’en a pas la consistance. Les grandes thèses n’existent plus. Elles sont remplacées par une « Habilitation à Diriger les Recherches » qui n’en a pas la consistance.
La « carrière » est devenue une course. Il est indispensable de publier des articles dans des revues disposant d’un comité de lecture. Il est bien vu, parfois indispensable, de publier en anglais.
La pression est très forte. Au plan individuel. Pas de carrière, pas de passage d’un grade à un autre un certain nombre de publications (2). Publier, est un faire-valoir pour l’auteur, mais aussi pour l’institution pour les « classements », comme de Shanghai sur des critères discutables.
Plus de thèses approfondies, plus de livres, ce serait beaucoup trop long à écrire et à publier. Beaucoup, beaucoup, beaucoup, souvent au détriment de la qualité. Alors viennent les artifices : faire plusieurs publications sur un même sujet, signer à plusieurs, reproduire presque à l’identique un article dans une communication de congrès, etc..
L’enseignement en souffre. Les enseignants-chercheurs sont si accaparés par les publications de recherche dont dépend leur carrière, qu’ils n’ont pas un temps suffisant pour bien préparer leurs cours. Alors on enseigne au plus court. En licence, on se contente de reproduire des manuels. En master, on ne s’intéresse plus qu’à son petit pré carré de recherche. Les enseignants expérimentés préfèrent leur pré carré. Ils quittent le premier cycle, l’abandonnant à des enseignants débutants, voire à des vacataires.
Mais le plus grave est qu’il n’y a plus de thèses. Les thèses examinaient un sujet de façon très détaillée, voire exhaustive. C’était, une manière de faire connaître l’état de l’art sur une question. Ces travaux étaient analytiques et dialectiques, ce qu’on ne peut faire en un article qui comprend, au plus, quelques dizaines de pages. Alors, la science s’est mise à courir en avant sur la base de recherches pointillistes et discontinues sans que l’œuvre de sagesse qu’on trouvait dans les thèses soit accomplie.
Il devient urgent que cela cesse. Il n’y a plus de livres. Il n’y a plus que des publications trop nombreuses pour qu’on puisse les lire. Des centaines d’articles sont publiées chaque jour dans le monde par des centaines d’universités et organismes de recherche. Le classement de Shanghai et les autres (car il a fait des petits avec d’autres critères) sont devenus une dangereuse ânerie.
C’est comme les coureurs dopés aux anabolisants.
Mais il arrive qu’ils meurent au bord de la route.
1.A cette époque-là, il y avait trois corps d’enseignants :
– Les assistants qui préparaient leur thèse de troisième cycle. Cette position était limitée dans le temps (en principe, 5 ans).
– Les maîtres assistants qui préparaient une thèse d’état qui pouvait leur permettre d’atteindre le grade supérieur. Mais ces emplois n’étaient pas limités dans le temps. On pouvait rester maitre assistant jusqu’à la retraite. De toute façon, les postes de professeurs étaient en nombre limité.
– Les Professeurs qui avaient rédigé leur thèse d’état et avaient été choisis par leurs pairs.
2. Maintenant, il n’y a plus que deux corps :
– Les maîtres de conférences qui possèdent un D.E.A., un nombre substantiel de publications et une expérience d’enseignement comme vacataire. On peut rester maitre de conférence jusqu’à la retraite. De toute façon, les postes de professeurs sont toujours en nombre limité.
– Les professeurs, titulaires, au moins, d’une Habilitation à Diriger les Recherches et de publications nombreuses.
A l’intérieur de ces grades, il y a des échelons que l’on parcourt en fonction des recherches et/ou d’investissements importants dans l’enseignement
Chroniques des abonnés du Monde (7 octobre 2010)
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