C’était pendant mon service militaire. Cela fait donc bientôt 40 ans. Sursitaire, après avoir été éjecté comme un malpropre des services généraux de la caserne Dupleix, à cause d’une enquête de la Sécurité Militaire révélant des photos de moi pendant les évènements de mai 1968, je me suis retrouvé secrétaire de la première compagnie du 56ème Régiment de Place, installé à Vincennes. Travail administratif moyennement intéressant de secrétaire, avec machine à écrire et papier carbone. J’y trouvais mon compte, je rentrais chez moi presque tous les soirs sauf quand j’étais de garde.
Dans le bureau où je me trouvais, s’agitait un adjudant paranoïaque (excellent pour compléter ma formation) auquel je portais peu d’intérêt. Par contre, dans le bureau voisin siégeait le capitaine qui commandait la compagnie. Nous n’étions séparés que par une espèce de passe-plat de petite taille par lequel circulaient toutes sortes de papiers et de cahiers et de registres de permission, dans les deux sens. Ce n’était pas la grande intimité, mais nous avions parfois quelques échanges qui ne manquaient pas de piment entre le militaire de carrière sorti du rang et le jeune universitaire antimilitariste et gauchiste. Au fil du temps, sans doute à cause de notre sincérité une certaine estime était venue. J’avais, et je l’ai toujours eu, une certaines admiration pour les militaires qui ont un certain sens de l’honneur et du devoir.
Ce capitaine avait « fait » l’Algérie et n’en parlait qu’à mots couverts derrière lesquels on soupçonnait des souvenirs lourds à porter. mais, comme nombre de militaires de carrières devenus officiers par la promotion et ayant une période de combats à leur actif, il avait un grand respect des hommes, et je pense, derrière tout cela, un grand respect de leur vie. Je l’imaginais bien capable de sacrifier des vies par respect des ordres reçus, mais tout aussi soucieux de ne pas les exposer inutilement.
Lorsque s’approcha la fin de mon temps de service, nous fûmes amenés à produire quelques performances sportives, sans doute pour évaluer quels hommes nous étions devenus. Parmi celles-ci, il fallait courir 10 kilomètres, distance qui ne paraissait énorme. Nous partîmes sur le stade, capitaine en tête avec un ou deux sous-officiers, les autres ayant trouvé bon de s’épargner en restant sur la touche. Au fil des tours du stade, les distances entre les coureurs augmentaient. Il y eut des abandons, et ceux qui finirent dans des temps raisonnables. Sauf moi. J’étais toujours en piste, alors qu’il me restait encore un ou deux kilomètres, sous les encouragements à terminer. Mais je sentais que là, seul face à ma souffrance, l’abandon était imminent.
C’est alors que le capitaine se mit à courir devant moi. Il avait déjà fait ses dix kilomètres et était quand même un peu fatigué.
– Suis moi, me dit-il simplement.
Et, ménageant sa vitesse pour ne pas me décourager tout en maintenant une allure que je pouvais suivre, au prix, dois-je le dire d’efforts épouvantables comme si l’intérieur de mon corps allait se désintégrer, il me conduisit à la ligne d’arrivée.
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