Monsieur Le Président de la République,
Je viens de lire sur Internet le contenu de la lettre que vous m’avez adressée. C’est mieux que de l’attendre à la poste car, sachant ce qu’est devenu le service postal en voie de privatisation, je crains d’ailleurs qu’éloigné du centre du monde, comme je suis, cette missive ne m’arrive jamais.
Je voudrais commenter votre travail et un peu l’analyser, car vous imaginez bien qu’il a pu m’intriguer. On me dit que la version « papier » occuperait de nombreuses pages, ce dont témoigne, en effet, le temps que j’ai mis à vous lire. S’il est vrai que votre texte est un peu plus court qu’un discours-fleuve d’un dirigeant d’un pays totalitaire, il n’en reste pas moins que jamais Président de m’en avait tant dit, au moins en une seule fois.
La première observation que je ferai est que votre dissertation est trop longue, ce qui conduit, comme cela arrive souvent pour des travaux de cette taille, insuffisamment préparés, sinon à des contradictions, au moins à des dysharmonies. On sent que vous oscillez, tout au long de votre propos, entre la valorisation d’une éducation portant les valeurs traditionnelles, pour dire vite, de l’école républicaine modélisée, et le souci d’une individualisation des parcours, tout en craignant que cette individualisation même ne conduise à des excès: vous ne le dites pas, mais on sent que vous le pensez. Comme on a pu en observer après 1968.
Au fond, vous venez de redécouvrir ce que nous savons tous, au moins tous ceux qui ont pris le temps de réfléchir à leur pratiques pédagogiques – et vous ne savez sans doute pas combien nous sommes nombreux – combien est étroit et difficile, le chemin éducatif entre la valorisation des talents et des acquis individuels et la pression normative de la société qui souhaite que nous fabriquions des bons sujets, bien adaptés aux normes sociales, morales et économiques.
Du coup, votre exposé est un peu sec. Il présente ce défaut, qu’un professeur de français sanctionnerait sévèrement dans une dissertation (je n’ose imaginer ce que ferait un professeur de philosophie), d’être fréquemment composé de paragraphes qui ne comprennent qu’une seule phrase. Ceci témoigne, en général, d’une pauvreté ou d’une absence de la pensée dialectique qui est pourtant à la source de tout raisonnement philosophique élaboré, structuré et construit. Vos références pédagogiques, après une superficielle allusion à l’humanisme et aux « Lumières » (qu’il aurait fallu développer) semblent limitées à Jules Ferry, alors que, même sans parler de Platon et d’Aristote, on aurait pu évoquer Rousseau, et Pestalozzi, et Decroly, et Makarenko, et Montessorri, et Freinet… Pour ne citer que les plus connus.
Ce manque de pensée dialectique transparaît également par un choix quasi systématique de l’indicatif. Je ne suis pas certain que vous ayez une seule fois employé le conditionnel pour exprimer des doutes ou formuler des hypothèses. Et quand vous écrivez « je souhaite », tout le monde sait bien que c’est une litote qui veut dire « je veux ». Vous me semblez atteint par un syndrome de pensée univoque, voire unique, comme si, dans ces quelques pages, vous pouviez faire litière de toutes les incertitudes et de toutes les questions qui ont assailli des millions d’éducateurs depuis des décennies. N’oubliez pas que Descartes a aussi écrit: »Je doute, donc je pense ».
Je ne relèverai pas tous les lieux communs. Juste, ici et là, en souligner quelques uns: « L’autorité des maîtres s’en est trouvée ébranlée », « Il est une autre opposition encore qu’il nous faut dépasser : celle du corps et de l’esprit », « Ce qu’il nous faut retrouver, c’est la cohérence du projet éducatif », « Parents, vous êtes les premiers des éducateurs »… Pour cette dernière citation, si j’étais sévère, je demanderais ce que vient faire ici cette interpellation, puisque la lettre n’est pas destinée aux parents.
Je voudrais, pour terminer, et pour l’exemple, discuter une vos propositions que je cite ci-après: « Si tant d’adolescents n’arrivent pas à exprimer ce qu’ils ressentent, si tant de jeunes dans notre pays n’arrivent plus à exprimer leurs émotions, leurs sentiments, à les faire partager, à trouver les mots de l’amour ou ceux de la douleur, si beaucoup d’entre eux n’arrivent plus à s’exprimer que par l’agressivité, par la brutalité, par la violence, c’est peut-être aussi parce qu’on ne les a pas initiés à la littérature, à la poésie, ni à aucune des formes d’art qui savent exprimer ce que l’homme a de plus émouvant, de plus pathétique, de plus tragique en lui. »
Simplement pour vous dire que, dans une société inondée de télévision que nos enfants ingurgitent jusqu’à quatre heures par jour, il n’est plus la moindre place pour la littérature. Quant à la poésie, je vous invite à la rechercher dans le programme de TF1 de ce soir ! Comme le disait Patrick Le Lay: » Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Au moins, Le Lay n’est pas faux derche !
Je veux bien essayer de recommander à nos enfants de fermer l’antenne et leur proposer, ne serait-ce qu’un bon roman d’aventure, pas la Princesse de Clèves ! Allez, c’est la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Vous ne pouvez pas imaginer combien c’est dur pour tous les maîtres, pour tous les parents, de détourner les regards des enfants de la boite à images (et à pognon).
Cette lutte contre la pression économique, contre la société de consommation, contre la sauvagerie mondialiste, contre l’enrichissement boursier sans autre cause que la spéculation, contre ces Fonds de Placement anonymes qui vendent les entreprises et les hommes et les femmes et qui génèrent les situations de pauvreté et de désespoir social que nous connaissons sont le pain quotidien des éducateurs de ce pays. Comment faire des hommes et des femmes comme vous essayez de faire croire que vous les souhaitez dans cet environnement compétitif dont, pour le coup, toute humanité, tout humanisme a disparu.
Je pourrais aussi m’étendre, compétence oblige, sur la vision de « prisme » que vous avez de la psychologie (« à ne plus voir l’éducation qu’à travers le prisme de la psychologie »). Alors adieu prisme Binet, adieu prisme Piaget, adieu prisme Wallon, adieu prisme Gesell ! Je vais commencer un formidable autodafé de ma bibliothèque.
Mon Dieu ! Quelle ignorance !
Votre devoir écrit est faible. Il est faible sur la forme. Il est faible sur le fond. Il est faible sur l’argumentaire. Je préfère ne pas lui donner de note !
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