[Mai 1968: commencer au début]
Depuis la fin de l’après-midi, la radio nous tient informés des rassemblements importants qui ont lieu au Quartier Latin. Je ne sais plus quelle ou quelles organisations ont appelé à manifester. Mais c’est plus dense que les jours précédents. Je longe la Seine sur la rive gauche dans ma 2CV depuis le Pont du Carrousel jusqu’à Notre Dame, avant de remonter par la rue Monge. La nuit est presque tombée. Et ce ne sont que cars de CRS ou de gendarmes mobiles, le long des quais. Il n’y a presque pas de voitures. La tension est perceptible. L’ampleur des forces de maintien de l’ordre massées là indique que la répression va être très dure.
Je ne suis ni un enragé, ni un casseur. J’ai déjà mis les pieds dans des manifs étudiantes pacifiques. Je me suis trouvé face à la police en tenant des piquets de grève aux porte de la Sorbonne. Mais je n’ai aucune envie d’aller me colleter aux forces de l’ordre, ce soir. Je traverse donc au plus vite ces zones où stationnent CRS et gendarmes mobiles et je rentre chez moi.
Là, j’allume la radio. Je me souviens que c’était un petit poste à transistors noir dont le son était un peu nasillard. Je suis calé sur Europe N°1. Naturellement pas la radio d’état. France Inter est contrôlée, même si elle ne peut ignorer la situation. Peut-être est-ce en souvenir de son passé de chaîne « pirate », à ses débuts, mais le ton d’Europe est très ouvert et semble un peu favorable aux manifestants. Ils ont des reporters sur des motos qui se déplacent rapidement. Mais ce soir, ils ne se déplacent plus. Ils sont peut-être quatre ou cinq, je ne m’en souviens plus, placés aux pieds des barricades qui s’élèvent dans de nombreux endroits.
Il est déjà fort tard dans la nuit. La police n’est pas montée à l’assaut. J’ai envie de croire qu’elle ne le fera pas, ce qui serait une espèce de victoire si les barricades sont encore en place demain matin. On aura par la suite, diverses interprétations de ce long délai. Négociations entre l’UNEF et la Préfecture de Police ? Attente d’un rassemblement très important de manifestants pour les écraser une fois pris au piège ? Hésitations sur la conduite à tenir ? Des mois plus tard, on apprendra que Maurice Grimaud, le Préfet de Police de Paris, négocie aussi avec le gouvernement qui voudrait une répression forte, voire sanglante.
Folle espérance. Le pouvoir ne laissera pas occuper un quartier de Paris par des forces révolutionnaires. Vient le moment où la police s’ébranle. Mais, avec tout ce temps passé, les barricades ont eu le temps de monter et leurs servants de s’organiser. Pour le coup l’assaut est difficile. Les grenades lacrymogènes sont lancées en nombre, mais la résistance est farouche. On a beaucoup parlé des barricades de la rue Gay-Lussac, car ce qu’on a découvert le lendemain au lever du jour était très spectaculaire. Mais plusieurs rue du 5ème arrondissement sont barrées, notamment la rue d’Ulm au niveau de l’Ecole Normale et la rue Royer Collard. Les reporters, à tour de rôle, font état de la violence des échanges.
Je suis en pleine contradiction. Dois-je y aller ou dois-je n’y point aller ? Il est bien évident que je n’irai pas me poster sur une barricade pour lancer des pavés. Ce n’est pas dans ma manière. Mais quelque chose me dit que je devrais être là, au moins comme témoin.
Le temps passe lorsque la radio relaie un appel de membres de l’équipe de recherche du Professeur Kastler à la Faculté des Sciences. Comme la Faculté de Jussieu est enceinte universitaire et qu’on croit à tort ou à raison que la police n’y entrera pas, un certain nombre de manifestants gazés ou blessées commencent à s’y retirer. La radio indique que le laboratoire va ouvrir pour donner des soins et qu’on fait appel à du personnel médical ou à des secouristes pour organiser les secours. J’ai un brevet de secouriste et enfin ma bonne raison pour trouver un rôle.
J’entre en voiture dans l’enceinte de la Faculté. On est à la queue leu leu. Le gardien se montre débonnaire. De mémoire, je ne sais plus comment j’ai trouvé le chemin, mais cela n’a pas dû être difficile. Quand j’arrive, avec d’autres, il y a une certaine activité point trop désordonnée. On recherche des gens ayant des voitures pour se porter aux limites géographiques des combats pour ramener les manifestants blessés. On nous dit que nombreux sont ceux qui ont été sévèrement gazés et qui ont de grandes difficultés pour se déplacer tant la gène respiratoire est importante. Il y a déjà des ambulances en place. Mais en nombre insuffisant. On nous propose donc de constituer des équipes, avec une voiture pour effectuer le transfert des blessés vers les locaux de Jussieu.
On nous habille avec des blouses blanches et l’on dessine tant bien que mal des croix rouges à la craie dans le dos. Je forme équipe avec un quidam et nous voilà partis. Le chemin le plus court pour aller vers les barricades est la rue Cuvier, puis la rue Lacépède. Là, nous sommes pris dans un embouteillage. Nous sommes près des combats. On entend nettement le bruit continu des tirs de grenades lacrymogènes. Finalement je parviens à grand peine jusqu’aux abords de la rue Mouffetard et je tombe au milieu de violents échanges. Vite demi-tour, par un sens-interdit – mais qui se soucie d’un sens-interdit, ce soir – et nous décidons de nous présenter par la rue Claude Bernard qui est plus large et où l’on trouvera plus facilement un endroit pour stationner.
En effet, pour de la place rue Claude Bernard, il y a de la place. Pas un véhicule en stationnement. Prudents, les propriétaires les ont retirés. Peu de monde. Rue presque déserte. Je parviens donc sans peine à l’angle de la rue des Feuillantines et de la rue Gay-Lussac. Mon compagnon part à la recherche des victimes. Je ne le reverrai jamais.
En y réfléchissant maintenant, je me dis qu’il aurait été vraiment plus fonctionnel de faire des groupes de trois, puisque le chauffeur devait rester naturellement aux pieds de son véhicule.
J’attends où je suis. Bien forcé d’attendre, je ne vais pas abandonner la voiture. J’ai tout le temps de voir ce que je peux voir de la rue Gay-Lussac. C’est comme dans les films de guerre. Incendies, tirs, ombres qui courent devant des brasiers. Et comme il y a le bruit des tirs, on s’y croirait. D’ailleurs, plongé ainsi, presque au coeur de la mêlée, je suis bien persuadé qu’il y aura des morts et des blessés par balle.
A un moment, je me dis que je suis fait, car un détachement de CRS arrive par le sud, avec apparemment l’intention de se déployer pour prendre la rue Gay-Lussac par derrière. On me regarde avec suspicion, mais la blouse blanche et la croix gribouillée à la craie font apparemment leur effet. Puis ils repartent. Je reste là encore un long moment, frustré par mon rôle de chauffeur ambulancier qui me fige sur place alors que je pourrais aller prodiguer des soins. Mon compagnon m’a donné rendez-vous là. S’il revient et que je suis parti ? Plus d’une heure plus tard, il n’est toujours pas revenu. Je rentre à Jussieu.
Là, le poste de secours s’est transformé en antenne sanitaire importante et organisée. Il y a des salles de soin. Les plus gravement atteints sont dirigés vers l’hopital de la Pitié Salpétrière. Il y a des ambulances, des vraies, pour le faire. Ces ambulanciers sont naturellement bénévoles, ils ne seront jamais indemnisés.
On m’emploie dans un amphithéâtre. Nous recevons toutes sortes de dons que les gens apportent dont des tas de sandwiches qu’on porte à ceux qui sont en état de manger. C’est fou la solidarité qui se manifeste. Pour beaucoup , les manifestants sont épuisés, sales, noirs de fumée. Ils ont encore des difficultés pour respirer. Et les yeux sont terriblement irrités. Il y a là une personne qui semble qualifiée, médecin ou infirmière qui met des gouttes de collyre et s’assure que des soins plus intensifs ne sont pas indispensables. D’aucuns dorment. d’autres sont hagards comme le seraient les rescapés d’un naufrage ou d’un attentat.
Quand je n’ai plus de sandwiches à distribuer, je m’assieds et me rend compte que suis aussi épuisé. J’attends qu’on n’ait plus besoin de moi. Le jour est maintenant levé. Il n’y a plus d’arrivées. Il y a des journalistes, croit-on, qui prennent des photos. La mienne s’est retrouvée dans mon dossier aux renseignement généraux. Il y aura aussi celle de ma 2CV. 55 AA 91 ! Et qui de droit s’en souviendra plus tard.
Il fait grand jour. Je rentre dormir.
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