
Monsieur Nicolas Sarkozy,
Dans votre discours du 29 avril, à Bercy, vous avez brutalement mis en cause l’héritage de Mai 1968.
Je voudrais vous parler de mai 1968.
J’y étais.
Voyez-vous, Monsieur Sarkozy, comme la majorité des participants aux manifestations de ce mois-là, je n’ai pas lancé un seul pavé. Pas un seul. Certes, il y avait quelques agités pour le faire. Il y en a toujours. Vous le savez bien.
Alors, ne parlons pas de ceux-la, mais des millions de citoyens, de travailleurs, d’étudiants, d’hommes et de femmes qui ont senti que le monde pouvait tourner un peu moins à l’envers et qu’un peu plus de fraternité ne ferait de mal à personne.
C’est vrai que c’est venu de Nanterre. Parce qu’on a voulu, dans un geste stupidement technocratique transporter la Sorbonne dans le bidonville. Ce n’est pas que nous n’aimions pas le bidonville. Les étudiants allaient volontiers boire un thé à la menthe dans les cafés qui se trouvaient alentour. C’est juste qu’une autorité ignorante avait tranché. On avait construit un campus universitaire froid, isolé du monde de la vie et de la culture. Un campus à l’américaine, croyaient-ils. Ceux qui disaient cela n’avaient rien compris.
Et puis c’est venu à la Sorbonne. Savez-vous pourquoi: parce que nous trouvions que les cours que nous dispensaient certains « mandarins » étaient ennuyeux et ne nous préparaient pas vraiment à la vraie vie. Avions-nous tort de penser cela ?
Et puis, les autorités ont pris plaisir à faire les gros bras: le 3 mai, on a fait évacuer la Sorbonne par la police. Historiquement, la Sorbonne était un lieu d’asile. Depuis l’occupation nazie, aucune force de police n’y était entrée.
Alors c’est parti !
Et nous sommes devenus heureux.
Nous sommes devenus heureux parce qu’on rencontrait des gens dans la rue et qu’on se parlait et qu’on se tutoyait.
Nous sommes devenus heureux parce que nous avons cru qu’on pourrait changer les conditions de vie et de travail. Que les patrons respecteraient leurs ouvriers, que les professeurs respecteraient les étudiants et les élèves. Oh, ne croyez pas qu’on ne respectait pas Jules Ferry ! La république voyons, c’est ce que nous aimions et voulions de tout notre coeur alors que le spectacle des institutions et des gouvernants devenait de moins en moins républicain.
Ce que nous avons voulu dire, c’est que l’autorité, quelle qu’elle soit, ne disposait pas de la connaissance absolue pour décider de la vie des gens. Nous avons voulu exprimer que les élèves avaient une culture, que les paysans avaient une culture, que les ouvriers avaient une culture, que les immigrés avaient une culture, que tous nous avions, à des titres divers, une culture et qu’il fallait l’entendre. Et c’est pourquoi nous avons remis en cause toute autorité qui voulait décider pour et au nom des gens qui avaient leur culture et leur droit à la parole.
Nous avons rejeté l’autorité quand elle n’était pas légitime. Celle-là même que vous contestez dans votre discours, monsieur Sarkozy. Celle qui dit « faites ce que je dis, mais pas ce que je fais ». Voyez-vous, nous avons continué à admirer les brillants professeurs… et à dénigrer les mauvais. Nous avons continué à admirer les grands hommes politiques que vous vous êtes approprié de façon indue. Nous avons continué à débattre de Marx et de Trotski comme de Freud et de Ferenczi, de l’existence de Dieu, de la société de consommation (hé oui, déjà !), et du rôle du pouvoir dans la vie politique et sociale.
Voyez, cela n’a pas beaucoup changé…
Et puis nous avons clamé le droit de chacun à la création, à l’épanouissement, à l’innovation, à l’imagination, au rêve, à l’art. A la vie quoi ! A mieux que métro-boulot-dodo. Et nous avons découvert « sous les pavés, la plage ». C’était comme une vibration de l’été 1936. La plage…
Et puis nous n’avons pas oublié le spectacle du monde: le Viêt-Nam, les pays de l’est…
Alors quelqu’un a crié, et nous avons repris en choeur: « Faites l’amour, pas la guerre ».
Oh, combien c’était beau !
Vous ne vous rendez pas compte. Opposer l’image des caresses et des baisers à celle des hommes, des femmes et des enfants qui sont déchiquetés par un obus ou brûlés par une bombe au napalm.
C’était ça 1968.
C’était la fraternité, un grand respect des uns et des autres.
Je crois que le Christ s’y serait trouvé bien.