Mai 1968 : 8 – Avant le 10 mai

Mai 1968 : 8 – Avant le 10 mai

[Mai 1968: commencer au début]

Je garde de la semaine du 4 au 10 mai, des souvenirs parcellaires, tiraillé que j’étais entre mes obligations liées à ma paternité et mon désir de suivre de plus près, sinon de participer aux évènements.

liberez.1205356483.jpgJe crois me souvenir que c’est à la suite et à cause des évènements du 3 mai que le mouvement s’amplifia. La fermeture policière de la Sorbonne était choquante. Ce n’était pas qu’un simple prétexte. L’entrée des forces dites « de l’ordre » dans le coeur des franchises universitaires était vécu comme une profanation. L’autorité ne s’en est pas rendu compte. Pour nous, la police n’était JAMAIS entrée dans la Sorbonne (les historiens me donneront sans doute tort) et cette état de fait était vécu comme la liberté absolue du savoir et de la science sur la basse politique. Cet évènement choquant a contribué au rapprochement des étudiants venant d’horizons très éloignés.

Pourtant, depuis des mois, les agités perturbaient le fonctionnement de l’année universitaire. Plus ou moins selon les universités ou selon les disciplines. Mais le trouble était là. Les fauteurs de désordre n’étaient pas vraiment populaires. Ils troublaient, par leur discours extrémiste et par leur tenue vestimentaire volontiers mal soignée, les élèves de l’université qu’ils qualifiaient de « bourgeoise », ce en quoi ils n’avaient pas complètement tort. N’oublions pas ce qu’était la population étudiante dans ces années-là: les enfants d’ouvriers en étaient pratiquement exclus. Des filtres puissants sélectionnaient bien en avant. Moins le baccalauréat, d’ailleurs, que le B.E.P.C. qui marquait pour beaucoup la fin du programme proprement scolaire. Mais comme il y avait peu de chômage, les tensions étaient moins visibles qu’on pourrait le croire de nos jours. Ceci ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas. La vie des ouvriers n’était pas facile, mais il y avait du travail. Quant à celle des travailleurs immigrés, notamment maghrébins, n’en parlons pas. Mais ces derniers restaient naturellement silencieux.

La majorité des étudiants n’avait donc pas grande estime pour ces groupes difficiles à classer puisqu’ils n’entraient pas les cadres classiques, notamment du Parti Communiste.

 » Les groupuscules gauchistes s’agitent dans tous les milieux. ” (…) Ces faux révolutionnaires (…) suivent les intérêts du pouvoir gaulliste et des grands monopoles capitalistes. Il s’agit, en général, de fils de grands bourgeois méprisants à l’égard des étudiants d’origine ouvrière.  » (Georges Marchais, L’Humanité, 3 mai 1968).

Ils étaient, de plus,souvent agressifs et très irrespectueux des usages, voire agressifs entre eux. Peu à peu, nous découvrions qu’ils étaient totalement hostile à l’organisation de l’Université et de la société. Je voudrais citer, pour l’exemple, un tract du 4 mai, signé du Mouvement du 22 Mars, dont j’ai trouvé le texte sur Internet et qui rend bien compte de cette position:

« Les journaux parlent des « enragés » d’une jeunesse dorée qui tromperait son oisiveté en se livrant à la violence, au vandalisme.
Non! Nous nous battons (des blessés, des emprisonnés, 527 arrestations, le conseil de discipline pour six camarades, des menaces d’extraditions, des amendes) parce que nous refusons de devenir des professeurs au service de la sélection dans l’enseignement dont les enfants de la classe ouvrière font les frais; des sociologues fabricants de slogans pour les campagnes électorales gouvernementales; des psychologues chargés de faire « fonctionner » les « équipes de travailleurs » selon les intérêts des patrons; des scientifiques dont le travail de recherche sera utilisé selon les intérêts exclusifs de l’économie de profit.
Nous refusons cet avenir de « chiens de garde », nous refusons les cours qui apprennent à le devenir.
Nous refusons les examens et les titres qui récompensent ceux qui ont accepté d’entrer dans le système.
Nous refusons d’être recrutés par ces « mafias ».
Nous refusons d’améliorer l’université bourgeoise.
Nous voulons la transformer radicalement afin que, désormais, elle forme des intellectuels qui luttent aux côtés des travailleurs et non contre eux
. »

C’est parfaitement clair… et particulièrement dur à avaler pour des jeunes comme moi qui, même s’ils partageaient et professaient des idées de gauche, n’imaginaient pas la possibilité dune transformation aussi radicale de la société qui, au demeurant, nous fournirait un certain niveau de vie. Et s’entendre dire que nous étions en train de poursuivre des études pour devenir les valets d’une organisation socio-politique, même si nous la combattions, voilà qui était une question audacieuse, mais gênante.

Je crois, pour ce qui me concerne, que cette prise de conscience s’est cristallisée entre le 3 et le 10 mai, en voyant que peu à peu, le mouvement s’amplifait et débordait dans des couches de la population étudiante de plus en plus larges. S’il est vrai que je n’avais aucune envie, comme la majorité, de combattre les CRS en face à face, je me mis, comme beaucoup d’autres, à écouter ce qui se disait dans des réunions qui commençaient à fleurir. De toute façon, vu mon âge, j’avais de grandes difficultés à pouvoir atteindre mon bureau dans la Sorbonne. Mais, je pouvais passer une partie de mon temps libre à l’annexe Censier.

cohn_bendit_1.1205356744.jpgMes journées étaient très pleines. Quoique distendu, je devais assurer mon temps de travail à l’I.P.N.. Mais le reste du temps était libre. Je me souviens, je crois que c’était le 9 mai,Place de la Sorbonne, à l’extérieur, puisque l’édifice était fermé, d’un grand meeting très chaleureux dans l’après-midi. Mais les soirées tournaient mal et j’étais animé de senstiments contraires. Je n’étais nullement tenté d’aller lancer le pavé, mais tout de même, ce qu’on commençait à savoir de la brutale répression policière était très mobilisateur. Heureusement, je n’avais pas à choisir, devant me rendre le soir auprès de mon fils et de sa mère qui piaffait d’impatience de ne pouvoir participer physiquement aux évènements.

Pendant ce temps-là, le pouvoir semblait sourd.

[Suite]

Bakounine