Il faut arrêter la dégradation du discours politique

Il faut arrêter la dégradation du discours politique

Olivier Duhamel

Article paru dans l’édition du Monde du 25.09.10
Professeur de droit et de science politique à Sciences Po, Olivier Duhamel participe notamment à l’émission « Médiapolis » sur Europe 1 et à « Politiquement show » sur LCI. Il évoque, ici, la montée de la radicalisation populiste

Le discours politique s’est-il dégradé sous la présidence de Nicolas Sarkozy ?

Il ne cesse de se dégrader depuis un quart de siècle, principalement à cause de la « vidéocratie » : l’ère des écrans accentue dramatiquement la crétinisation du politique. La présidentialisation d’un certain nombre d’institutions est un facteur aggravant. Cela a commencé avec Ronald Reagan, a franchi une étape avec Bill Clinton et Tony Blair et a été porté à un point d’incandescence, de ridicule parfois, mais aussi d’efficacité, par Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy.

En France, cela a vraiment commencé avant Nicolas Sarkozy ?

Oui. Cela commence avec la combinaison « prédominance de l’image, personnalisation, présidentialisation ». Il existe deux modèles de pouvoir. Un modèle hiérarchique, vertical. L’homme politique, qui aspire à devenir homme d’Etat, veut être le guide, engageant un dialogue démocratique avec le peuple pour lui montrer un chemin. Dans sa version authentiquement démocratique et non présidentielle, c’est la conception qu’avait Pierre Mendès France. Elle ne peut plus fonctionner.

Mais il en demeurait des traces avec le général de Gaulle, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand. Tony Blair, Silvio Berlusconi, Nicolas Sarkozy se placent, eux, dans un modèle horizontal, empathique. Ce leadership horizontal est en harmonie complète avec notre époque d’horizontalité, de réseaux. En outre, il a des aspects démocratiques sympathiques. Sarkozy prend le modèle postmoderne, télévisuel, d’identification du chef avec tout un chacun, et le pousse à un point extrême. D’où l’hyperprésidentialisme : « Je vais faire tout pour vous ». Et il ne fait rien.

Certains disent qu’il a désacralisé la fonction présidentielle et que les Français l’approuvent…

Au début, on pouvait apprécier le fait d’avoir ce président, dans notre pays engoncé dans des siècles de convention. Mais il a poussé son attitude au ridicule, dans l’exhibition people qui est le contraire de l’empathie. Si on gère bien la « vidéocratie », on peut mêler people et leadership empathique. Barack Obama sait le faire et le contrôler. Nicolas Sarkozy ne contrôle pas. De temps en temps, on lui dit qu’il faut se représidentialiser, il le fait, et le lendemain il fait le contraire. C’est comme si un acteur de cinéma décidait d’être tantôt Louis de Funès, tantôt Louis Jouvet. Cela n’aurait aucun sens.

Cette « libération » du discours au sommet de l’Etat a-t-elle changé pour tout le monde la notion de ce qui peut se dire ou non publiquement ?

Nicolas Sarkozy a de grandes qualités, qu’il a gâchées. Il a gâché la désacralisation contrôlée de la fonction présidentielle. Et la construction d’un nouveau discours politique, qui mènerait une discussion, non plus technique, mais simple et profonde. Il lui a substitué la légitimation de la vulgarité et de l’injure. Et c’est contaminant.

Ses propos à Bruxelles, le 16 septembre, à l’égard de la commissaire européenne Viviane Reding et de José Manuel Barroso, sont-ils une sorte de saut qualitatif dans cette dégradation du discours ?

Ce qui se passe depuis cet été est un saut qualitatif. Au bout d’un certain temps, presque inéluctablement, les gouvernants deviennent impopulaires. La question est alors : comment redevenir populaire ? En France on a deux exemples, François Mitterrand et Jacques Chirac. Certes, ils ont été aidés par la cohabitation qui a disparu, mais pas seulement. Quel principal facteur ont-ils su utiliser ? Le temps.

Sarkozy fait l’inverse, à un point inimaginable. Si l’on prend la séquence de fin juillet, il commence en développant un virage à l’extrême droite, avec la scandaleuse stigmatisation d’une population d’origine étrangère. Puis, le 20 septembre à l’ONU, il fait un virage à l’extrême gauche en prônant la taxe Tobin. Il ne sait pas où il va et se moque de nous. Ce ne sont que des mots. Il ne sait pas choisir entre deux stratégies : se faire réélire sur une ligne Berlusconi d’alliance avec le nouveau populisme, ou sur une ligne néo-blairiste d’alliance avec le centre et une partie de la gauche. Il est moins cohérent que Berlusconi.

Mettre en cause Angela Merkel, était-ce une tactique ?

Je pense qu’il ne se contrôle pas. Et qu’on lui conseille deux stratégies contraires. Certains l’encouragent à adopter la stratégie populiste berlusconienne et d’autres conseillent la stratégie merkelienne.

Chirac comme Mitterrand savaient choisir une stratégie. On dit que Chirac n’a rien fait. Peut-être a-t-il peu fait, mais à la fin du mandat de Sarkozy on pourra aussi se demander s’il a fait vraiment plus. Sur le sujet de la taxation, Chirac a fait celle sur les billets d’avion. Onze pays l’ont adoptée. Dans une société où tout incite de plus en plus à l’individualisme et à l’égoïsme, le vrai projet de la gauche devrait être de faire passer les gens à l’altruisme.

Nous vivons dans des temps où, à cause de la mondialisation et de la « vidéocratie », la stratégie de personnalisation outrancière du pouvoir et de populisme xénophobe fonctionne. Elle progresse dans beaucoup de pays. En Suède, pays riche, l’extrême droite vient d’entrer au parlement. En Norvège, encore plus riche, elle est à 15 %. En Italie, Berlusconi se fait réélire et dirige depuis longtemps.

Au Chili, le milliardaire Sebastian Pinera, qui a fait fortune sous Pinochet, est devenu président de la République en dépit de son passé. Il a été élu sur la ligne du nouveau populisme. Aujourd’hui il s’en prend aux résistants contre Pinochet. Par exemple, il demande l’extradition de Galvarino Apablaza Guerra, qui avait organisé l’assassinat d’un des théoriciens du fascisme pinochetiste et s’était réfugié en Argentine, pour qu’il soit jugé. Sur ce sujet, il faut lire le livre de Téo Saavedra et Anne Proenza, Les Evadés de Santiago (Seuil).

En France aussi, cela fonctionne. Alors comment réagir ?

C’est un énorme problème pour les démocrates. Rester dans la posture intellectuelle de l’analyse et de la dénonciation ne suffit pas. Il faut essayer de contenir ce populisme xénophobe qui l’a emporté en Italie. Et surtout ne pas le confondre avec les partis fascistes d’autrefois, sinon on ne comprend rien à son efficacité.

Ce sont des mouvements protestataires identitaires qui puisent une force considérable dans la mondialisation, l’inéluctable progression de l’immigration, la réduction de la démographie en Europe, la progression de l’islamisme radical. Il faut réfléchir vraiment à la manière d’arrêter la dégradation du discours politique, qui n’est pas seulement quelque chose de gênant à l’égard d’une époque, du reste un peu idéalisée, où les débats politiques demeuraient courtois, mais une radicalisation populiste très dangereuse.

La gauche n’est-elle pas enfermée dans un pur discours de protestation ?

Supposons que Sarkozy choisisse de manière cohérente la ligne populiste et une alliance avec Marine Le Pen, si elle fait un bon score au premier tour de l’élection présidentielle. Là, si la gauche se contente d’appeler à un front antifasciste, elle peut perdre. Car qu’est-ce qui mobilise un peuple ? Se voir offrir ce qu’il croit être une solution à ses angoisses et ses souffrances.

Pendant un siècle, la religion communiste a offert une réponse magnifique, qui s’est avérée catastrophique. C’est la droite populiste xénophobe qui offre aujourd’hui cette réponse simple aux souffrances, en disant « vous souffrez à cause de tous ces gens pas comme nous ». Et c’est efficace. La gauche ne peut pas offrir une réponse simple. Elle ne doit pas dénoncer, mais construire des réponses complexes, pour démontrer l’inanité du populisme xénophobe. Obama a réussi cela. D’autres aussi. Ce n’est pas impossible, à condition de ne pas se cantonner dans le discours, dans la dénonciation, si juste soit-elle. Il faut des propositions qui fassent sens pour les jeunes qui ne vont plus voter.

Propos recueillis par Josyane Savigneau

Bakounine